Walid Joumblatt est obsédé par la géopolitique. Il est sans doute le leader libanais qui s’y intéresse le plus. Sans doute aussi celui qui adapte le plus ses positions en fonction de l’évolution de cette donnée. En ce moment, il a de quoi faire. Entre les négociations sur le nucléaire iranien, la guerre en Ukraine, les discussions entre l’Arabie saoudite et l’Iran et, à un niveau plus local, le dossier de la démarcation de la frontière maritime avec Israël, la géopolitique fait son grand retour, et la région est à nouveau dans une période où elle peut basculer dans l’escalade ou dans le compromis. Dans les deux cas, Walid Joumblatt semble avoir considéré qu’il était temps de faire un pas en direction du Hezbollah.
Le leader druze a multiplié ces derniers temps les appels en ce sens. Lors de l’arrestation de l’archevêque Moussa el-Hage par la Sûreté générale à Naqoura, il s’est démarqué des autres leaders de l’ex-14 Mars en appelant à traiter la question calmement, à laisser le pouvoir judiciaire faire son travail et à refuser toute aide venant d’Israël, peu importe son destinataire, même lorsqu’elle doit parvenir aux druzes. C’était le premier signe de rapprochement avec le parti chiite. Quelques jours plus tard, Walid Joumblatt ne fermait pas la porte à un soutien à Sleiman Frangié pour la présidentielle, alors qu’il avait pourtant affirmé, quelques jours avant les élections législatives, qu’il ne voterait ni pour Gebran Bassil ni pour Sleiman Frangié, tous deux considérés comme des candidats du Hezbollah. Mais c’est dans son interview accordée lundi à la chaîne jordanienne al-Mamlaka que Walid Joumblatt a réellement tendu la main au parti pro-iranien. Interrogé sur la possibilité d’une guerre entre le Hezbollah et Israël, il a semblé comprendre les préoccupations militaires du parti et a dit se tenir aux côtés des chiites en cas de détérioration de la situation. Concernant les armes du parti et le dossier de la démarcation de la frontière maritime, il a justifié le lancement des drones du Hezbollah vers le champ de Karish, expliquant qu’il s’agissait d’une réponse à l’invasion de l’espace aérien libanais par les drones israéliens et d’une tentative de pression dans ce dossier. Sur la question de la neutralité du Liban par rapport aux conflits régionaux, il a refusé le principe, affirmant qu’il ne pouvait pas être appliqué avec un « ennemi israélien ambitieux aux frontières », prenant ses distances par rapport aux propositions du patriarche maronite Béchara Raï et du chef des Forces libanaises, Samir Geagea. Cette prise de position pourrait laisser des traces dans le camp de l’ex-14 Mars et avoir des effets importants sur la présidentielle.
« Un nom consensuel »
D’autant que le maître de Moukhtara ne souhaite pas en rester là. Lors de cette même interview, il a annoncé qu’il allait rencontrer une délégation du Hezbollah dans les jours à venir. Cette rencontre a été préparée il y a deux semaines entre Walid Joumblatt et le responsable du comité de coordination du Hezbollah, Wafic Safa. Selon les informations de L’Orient-Le Jour, elle se tiendra aujourd’hui ou demain. Outre Wafic Safa, Hussein Khalil, conseiller politique de Hassan Nasrallah, sera présent. « Dans cette affaire, Nabih Berry a joué comme toujours les intermédiaires », selon un conseiller du président du Parlement.
L’OLJ a appris que la réunion entre le leader druze et le Hezbollah aurait un volet technique et un autre plus politique. Sur le premier plan, Walid Joumblatt souhaiterait comprendre la position du Hezbollah sur les négociations avec le Fonds monétaire international et sur la possibilité de retirer le ministère de l’Énergie des mains du Courant patriotique libre. Sur le second plan, qui sera au cœur de la réunion, il s’agira surtout de parler de l’élection présidentielle. Sleiman Frangié semble être pour le moment le candidat du parti chiite, même s’il ne l’a pas encore officiellement soutenu. Mais pour obtenir la majorité des deux tiers, nécessaire à une élection au premier tour ou au quorum lors des tours suivants, il lui faudra chercher des voix au-delà des rangs de l’ex-8 Mars. « Le président ne peut être élu sans un accord avec le Hezbollah », dit un proche de Walid Joumblatt. « Nous devons donc nous entendre sur un nom consensuel », ajoute-t-il. Le chef du PSP avait soutenu le leader des Marada en 2016, avant l’élection de Michel Aoun qui avait alors profité du revirement de Samir Geagea. « Joumblatt ne veut pas se faire avoir cette fois-ci. Il a décidé d’agir en amont », dit le proche du leader druze, sans préciser ce que cela implique. En 2013, le chef du Parti socialiste progressiste s’était entendu avec le Hezbollah pour permettre la désignation de Tammam Salam en tant que Premier ministre. Il semble être dans la même logique. « Joumblatt ne parle pas à Aoun et à Bassil. Il est obligé d’ouvrir un dialogue avec le Hezbollah pour qu’une entente ait lieu lors de la présidentielle », ajoute le proche précité.
« Éviter un nouveau 7 mai »
Walid Joumblatt anticipe-t-il une escalade ou un compromis à l’échelle régionale ? Dans les rangs du PSP, on assure que les choses ne sont pas encore claires et que le leader druze scrute les événements de près. « Joumblatt doit accompagner les mutations dans la région. S’il y a un accord sur le nucléaire ou s’il y a un conflit, il ne peut pas se retrouver isolé », dit un député du parti qui a requis l’anonymat. « Il veut éviter un nouveau 7 mai (quand le Hezbollah et ses alliés avaient envahi des quartiers de Beyrouth ainsi que la Montagne, NDLR) », ajoute le député.
Du côté des opposants au Hezbollah, les positions de Walid Joumblatt ne passent pas. Même si ce n’est pas la première fois qu’il se recentre, le leader druze est compté parmi les rangs du camp anti-Hezbollah, celui-là même qui souhaite élire un président en dehors de l’influence du parti chiite. Avec Walid Joumblatt, cela paraissait difficile. Sans lui, c’est tout simplement impossible. « Joumblatt parle comme Hassan Nasrallah », tance une figure du 14 Mars qui considère que le leader druze a affaibli son propre camp.
Walid Joumblatt se replace dans une position dans laquelle il peut faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Sauf que, de ses propos, une tendance pour faire élire un candidat de consensus et non de confrontation se dégage, d’où la main tendue au parti de Dieu et peut-être d’autres composantes dans l’avenir. « S'il réussit, il sera le parrain du compromis », souligne le proche de Moukhtara. Le leader druze semble vouloir rééditer l’expérience de son père. En 1970, lors de l’élection présidentielle, Sleiman Frangié l’avait emporté d’une voix sur Élias Sarkis, la voix de Kamal Joumblatt. Mais l’expérience a été décevante et la guerre a éclaté, poussant Kamal Joumblatt à obtenir un consensus autour de Sarkis en 1976 afin que ce dernier gère la crise.
« La rencontre avec le Hezbollah ne va pas mettre fin à tous nos différends avec le Hezbollah, mais vise plutôt à neutraliser le différend stratégique sur les orientations politiques », dit le proche de Walid Joumblatt. Encore lors de l’interview, ce dernier a déclaré que « le Hezbollah ne vient pas de Mars, mais est plutôt né de circonstances libanaises objectives à la suite de l’invasion israélienne du Liban et représente une grande composante des Libanais ». Et de poursuivre : « Tout président élu doit établir un programme qui comprenne une manière de dialoguer avec le Hezbollah, et donner la priorité plus tard à la manière dont l’État peut intégrer les armes du parti dans le cadre de la stratégie de défense de l’État libanais. »
Un politicien pur sang… xxx
13 h 45, le 11 août 2022