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Nos Lecteurs ont la Parole

Oumma contre patria

Oumma contre patria

Comment est-il possible de construire un Liban patria pour tous ses fils ? Photo Sami Ayad

La patria est une notion qui dérive du droit romain et du droit canon occidental. C’est donc un mélange de théologie chrétienne, donc de droit canon avec les règles du droit romain. Depuis le XVIe siècle, cette notion émerge en Occident et donne naissance à l’État-nation, alors qu’avant ce concept, il y avait des royaumes. Qui dit théologie chrétienne dit Jésus-Christ. Si les chrétiens reconnaissent en Jésus-Christ la référence absolue ayant nature humaine et divine par incarnation divine dans un corps, cela n’est pas le cas pour les musulmans ni pour les juifs, qui ne reconnaissent pas cette référence absolue, ni l’incarnation ni cette double nature du Christ, mais uniquement une seule nature humaine.

Quant à la oumma, elle est la « patria » pour les musulmans et ne comprend pas le pays, l’espace ou le lieu de vie. Elle est la mère de tous les musulmans sans être un père (patria). Elle fait référence à une priorité donnée à la communauté musulmane dans son ensemble et non à un État-nation.

En psychanalyse, on peut comprendre que la « mère patrie » fonctionne sur un registre mère et père. Alors que la oumma ne fonctionne que sur le registre mère (la racine oum veut dire mère en arabe). Mais où est le père alors ?

Il semble que Dieu ne soit pas un père pour l’islam, car n’est père que celui qui a un fils. De plus, comme pour l’islam, Dieu n’a pas de femme ni de fils, il n’y a donc pas de génération.

Cependant, un point rassemble les chrétiens et les musulmans, c’est la transmission de l’identité religieuse aux enfants. Comment se fait-il que les musulmans prennent le père comme transmetteur d’identité religieuse pour leurs enfants et pas la mère ?

Cette question est posée au sein de l’Ancien Testament dans l’affaire d’Abraham et de Hagar, la servante éthiopienne de laquelle il a eu un fils, Ismaël. Sarah, ayant eu par la suite un fils, Isaac, ne reconnaît pas le droit à Ismaël d’avoir un droit sur la Terre promise. Elle arrive à convaincre Abraham de dire à Hagar et Ismaël de partir et de quitter la tribu. Les musulmans se disent enfants d’Ismaël. Ainsi le fils ou la fille de musulmans sont musulmans par le père, l’identité socioculturelle est transmise par le père afin de créer un lien généalogique avec Abraham, leur donnant, pour eux, un droit sur la Terre promise. Chez les juifs, l’identité juive est transmise aux enfants par la mère, c’était le vœu de Sarah. Bien sûr, pour les juifs, n’ont droit à la Terre promise que les enfants d’Isaac où la mère fait office de preuve et non le père car il n’y a de père que présumé. Le christianisme rejoint l’islam dans le principe de transmission d’identité par le père. Un des conflits fondamentaux entre Arabes et les juifs, mise à part la question de la Palestine, est ce point théologique qui date de cinq mille ans et pas de 1948, date de la création d’Israël.

Pour en revenir à la oumma, pour l’islam, celle-ci passe avant la patria, elle est prioritaire dans l’ordre des choses. C’est pourquoi on peut comprendre la fameuse phrase de Bachir Gemayel qui expliquait la guerre palestino-chrétienne de 1975-1976 : « Nous avons été attaqués en tant que chrétiens et nous nous nous sommes défendus en tant que libanais. » C’était donc oumma contre patria pour l’islam et c’était donc patria contre oumma pour les chrétiens. Si donc le Liban n’est pas une patria pour l’islam, et ne l’est que pour les chrétiens, comment serait-il possible de construire un Liban patria pour tous ses fils ?

Dire que les sunnites sont devenus libanais par opportunisme antialaouite, ou antichiite, à la mort de Rafic Hariri, ne résout pas le problème car il se posera, à nouveau, tôt ou tard. Si les sunnites avaient été au pouvoir en Syrie, il y a fort à parier que les sunnites libanais auraient voulu l’intégration à la Syrie comme ils le voulaient depuis la création du Liban moderne en 1920 et que le but final aurait été de créer la oumma islamique du Maroc à l’Indonésie. Le roi Fayçal d’Arabie ne voulait-il pas un grand État arabe après la Première Guerre mondiale ? Cette idée de grand État arabe ne fut-elle pas reprise par les chrétiens arabes tels que Antoun Saadé et Michel Aflak avec l’idée d’une Grande Syrie laïque, afin d’éviter la question d’un pays arabe islamique (sunnite) ou un néo-ottomanisme en puissance ?

La même question se pose pour les chiites qui s’appuient sur leur oumma chiite de l’Iran au Liban en passant par l’Irak et les alaouites de Syrie ainsi que le Yémen.

Il est clair que tant que nous n’avons pas réglé ce problème de oumma et de patria, le Liban ne pourra exister que sous une forme politique hybride qui le mènerait à une destruction permanente et perpétuelle, chaque communauté voulant tirer la corde de son côté devenant le proxy d’une puissance extérieure au Liban ou de sa oumma.

Une différence fondamentale entre christianisme et islam réside dans la liberté de croire ou de ne pas croire. C’est cet aspect de non-liberté qui fait de l’islam une religion totalitaire. Dans le christianisme, la relation entre l’homme et Dieu est une relation strictement libre, la relation de l’homme à Dieu est strictement personnelle. Dans l’islam, l’incroyant ou l’athée est rejeté (la notion de « kouffar » ou mécréants) et même chassé. Alors quel Liban peut-on construire avec de telles différences métaphysiques ?

Et avec quelles règles ?

Suite aux guerres de religions en Europe et suite à la guerre de Trente Ans entre catholiques et protestants, il y a eu des négociations qui ont duré cinq ans et abouti à l’accord de Westphalie, premier traité de droit international public qui pose les conditions de possibilités de vie en commun entre catholiques et protestants au sein d’un même État. Certes ce fut un accord interchrétien donc interpatria. Maintenant il est temps de négocier un second « accord de Westphalie » entre islam et christianisme qui permettrait de poser les conditions de possibilités de vie en commun au sein d’un même État entre chrétiens et musulmans, sunnites et chiites, et d’y créer une citoyenneté fidèle à cet État, et non voulant trouver appui via une oumma extérieure à cet État. Ou alors si cela n’est pas possible, comment donc le Liban-message pourrait-il exister ? Sur quelles bases juridiques ? Sur une base oumma ? Sur une base patria ? Sur un autre concept à créer qui ne soit ni oumma ni patria ? Lequel ? C’est cette question d’oumma et de patria qui constitue la différence de conception entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman et qui a poussé M. Huntington à écrire Le conflit des civilisations en réponse à Edward Said qui avait écrit 20 ans auparavant en 1978 L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Cette question mondiale est fondamentale et est maintenant posée de manière claire.

Bernard R. JABRE

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La patria est une notion qui dérive du droit romain et du droit canon occidental. C’est donc un mélange de théologie chrétienne, donc de droit canon avec les règles du droit romain. Depuis le XVIe siècle, cette notion émerge en Occident et donne naissance à l’État-nation, alors qu’avant ce concept, il y avait des royaumes. Qui dit théologie chrétienne dit Jésus-Christ. Si les...
commentaires (2)

Votre analyse est pertinente et courageuse. En y rajoutant la sécularisation des sociétés chrétiennes, effet secondaire et pervers de la liberté religieuse, on parvient à un équilibre impossible entre les civilisations chrétienne et musulmanes. Reste l’espérance !

Aractingi Farid

09 h 14, le 15 juillet 2022

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Commentaires (2)

  • Votre analyse est pertinente et courageuse. En y rajoutant la sécularisation des sociétés chrétiennes, effet secondaire et pervers de la liberté religieuse, on parvient à un équilibre impossible entre les civilisations chrétienne et musulmanes. Reste l’espérance !

    Aractingi Farid

    09 h 14, le 15 juillet 2022

  • Ça me rappelle une conférence de Antoine Sfeir, ça fait du bien des fois de rappeler les bases théologiques de nos sociétés.

    Anthony Kallassy

    15 h 39, le 14 juillet 2022

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