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Nos Lecteurs ont la Parole

Un bracelet, mille histoires

Un bracelet, mille histoires

Un trottoir sale sous mes pieds, je marche dans le noir, je fonce prendre le prochain tramway, il est minuit, trente minutes de trajet, un wagon presque plein, la musique à fond dans mes écouteurs, je suis debout, des va-et-vient, des gens trempés, d’autres bourrés et des regards qui se croisent indifférents.

Ma main sur les barres, j’essaye de m’agripper autant que possible pour ne pas perdre mon équilibre. Deux dames observent attentivement mon bracelet rouge qui a jauni au fil des années, la vapeur qui sort de ma bouche congelée se condense immédiatement en myriades de petites gouttelettes sur les vitres des deux côtés, sur cette buée j’ai envie d’écrire « liberté ».

La chaleur monte dans ce wagon, j’arrête ma musique, je commence à entendre des gens parler de randonnée, d’élection, de pandémie, d’apéro, de voyage, d’amis et de famille. Pressé pour ne pas que les portes se ferment, un jeune homme me bouscule puis se retourne pour me dire « je m’excuse », lui aussi il regarde mon bracelet quelques secondes avant de se retourner vers sa bien-aimée.

Attention, excusez-moi, merci, pardon, je vous en prie, salut, désolé, bonne soirée… Parmi tous ces mots qu’on entend dans les transports publics en France, soudainement, un « regarde son bracelet » raisonne dans mes oreilles. Ce n’était autre que le mien, un vieux bracelet rouge avec une écriture arabe dessus.

Je stresse, je suis gêné et je me sens jugé. Pourquoi ce petit bracelet attire-t-il l’attention des passagers ? Serait-ce le charme de l’écriture arabe qui diffère totalement de l’alphabet latin moderne ? Serait-ce la laideur du bracelet qui commence à perdre ses tissus ? Auraient-ils peur du message qui se cache derrière cette phrase ? Ou justement, auraient-ils tout compris ?

C’est l’histoire d’un bracelet rouge délaissé dans les rues de Beyrouth un soir de révolution. Pendant que j’attendais mes amis qui fuyaient les grenades lacrymogènes, je vis de loin ce petit bracelet emporté par la vitesse du vent. En me rapprochant, j’étais surtout attiré par la phrase qu’il portait « Ana betnafas horiya » (je respire la liberté). Parmi ce brouillard de gaz lacrymogène, ce petit bracelet était là pour me rappeler à quel point j’étais libre. Libre de vivre, libre de changer, libre de dire non à l’oppression, libre d’affronter la corruption, libre de critiquer mais surtout libre d’être libanais. Même en suffoquant, j’avais l’impression de respirer.

Depuis, ce bracelet n’a jamais quitté le poignet de ma main droite. Entre-temps, il m’a accompagné dans les meilleurs et les pires moments de ma vie. Il a continué à se révolter, il a ramassé les ruines de l’explosion au port de Beyrouth, il a reconstruit Beyrouth, il a dit au revoir à mes parents et aujourd’hui il est là dans ce tramway à capter l’attention des passants.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Un trottoir sale sous mes pieds, je marche dans le noir, je fonce prendre le prochain tramway, il est minuit, trente minutes de trajet, un wagon presque plein, la musique à fond dans mes écouteurs, je suis debout, des va-et-vient, des gens trempés, d’autres bourrés et des regards qui se croisent indifférents.Ma main sur les barres, j’essaye de m’agripper autant que possible pour ne pas...
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