
La directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva. Archives AFP
Chère Madame Kristalina Georgieva,
Le Liban est frappé d’une catastrophe économique d’une ampleur et d’une gravité sans précédent. La responsabilité en incombe directement au pouvoir en place, une coalition de chefs communautaires soutenus par une milice, avec la complicité du secteur financier.
La crise est la conséquence de décennies de politiques publiques désastreuses, de mauvaise gouvernance, de népotisme, de clientélisme, de corruption et de captation des ressources publiques par une oligarchie qui tient encore les rênes du pouvoir.
La crise de la balance des paiements, des finances publiques et du système bancaire et monétaire a été aggravée par les choix délibérés des détenteurs du pouvoir politique et financier dont la priorité est de préserver leurs intérêts exclusifs.
Au lieu de reconnaître les pertes, de restructurer le système bancaire et financier, et de rebâtir l’économie libanaise, les autorités imposent « l’ajustement » le plus brutal et inéquitable qui soit. La politique en cours combine une dépréciation extrême de la monnaie, une hyperinflation assimilable à une lourde taxe indifférenciée sur la population, une contraction violente de l’économie et une incitation implicite à l’émigration de quiconque a une qualification.
Il en résulte chômage, pauvreté et fuite des cerveaux endémiques. Les piliers de la croissance sont systématiquement détruits et la survie d’une grande partie de la société est désormais tributaire de l’assistance caritative et de réseaux de soutien informels.
Deux ans et demi après la cessation de paiement des banques libanaises et le défaut du pays sur sa dette souveraine, qui ont marqué la faillite du modèle économique rentier d’après-guerre, le pouvoir en place, qui a entre-temps préservé ses propres intérêts aux dépens de la population, se dit désormais prêt à négocier les termes d’un programme de stabilisation avec le FMI.
Son objectif est d’aboutir à un nouvel équilibre macroéconomique, quitte à ce qu’il corresponde à celui d’une économie improductive, reposant sur des activités à faible valeur ajoutée, où l’informalité et le chômage dominent, et sans considération pour son niveau de pauvreté et d’inégalités.
La responsabilité du FMI est de ne pas cautionner ce crime.
Nous sommes convaincus qu’un programme avec le Fonds monétaire international pourrait constituer un tournant pour le Liban. Mais nous récusons la légitimité de tout engagement financier qui ne respecterait pas les dix principes de justice et d’efficacité suivants :
D’abord, un programme global et soutenable, qui rétablit la souveraineté et l’efficacité de l’État. La réussite de tout programme de financement engageant les contribuables libanais sur plusieurs années doit s’inscrire dans une approche globale, à savoir un programme macroéconomique, budgétaire, monétaire et financier/bancaire. L’objectif est de rebâtir un État souverain, efficace, équitable et soutenable garant d’un climat propice à l’investissement privé dans des secteurs compétitifs et d’assurer les droits sociaux fondamentaux des citoyens.
Ensuite, un taux de change cohérent et une nouvelle direction à la tête de la Banque centrale. L’unification des taux de change est un préalable indispensable au rétablissement d’une politique monétaire souveraine et saine, c’est-à-dire qui renonce à la fixation du taux de change. La restructuration de la Banque centrale doit être confiée à une nouvelle direction qui aura pour mission prioritaire d’en redéfinir la gouvernance afin de rétablir la transparence, la confiance et la crédibilité à la tête du système bancaire.
La restructuration de la dette publique, celle du système bancaire et de la Banque centrale constituent également des conditions sine qua non de la stabilisation et de la relance économique. Il faut réduire significativement l’encours de la dette souveraine afin de créer l’espace budgétaire indispensable aux dépenses stratégiques et génératrices de croissance dans les programmes sociaux et les infrastructures. Il est par conséquent essentiel d’apurer les pertes de la Banque centrale.
Le processus de restructuration du secteur bancaire doit impérativement être confié à une autorité indépendante. Un nouveau cadre de résolution bancaire doit jeter les bases d’un nouveau modèle pour le système bancaire libanais. Cela suppose notamment d’abolir définitivement le secret bancaire, de veiller à ce que le secteur bancaire ne soit pas surdimensionné par rapport à la taille de l’économie et d’encourager des modèles de banques en mesure de canaliser le financement d’une croissance durable.
La distribution équitable des pertes suppose de les imputer en premier aux actionnaires des banques. Nous rejetons catégoriquement la stratégie en cours qui repose uniquement sur la socialisation des pertes. Le « bail-out » (soit le sauvetage des banques par l’État) doit être exclu et l’imputation des pertes financières doit se faire en cascade, conformément aux règles internationales en la matière.
Un autre point essentiel concerne l’allocation stratégique des actifs publics restants. Les actifs publics, qu’il s’agisse de propriétés foncières, d’entreprises publiques au sens large ou des réserves en or, doivent constituer le socle d’un plan de protection des citoyens et de relance économique. Ils ne peuvent être dédiés à la compensation des pertes financières sachant qu’elles ne concernent que la moitié de la population libanaise et que la concentration des dépôts est extrême : 13 % des comptes représentent 90 % de la valeur des dépôts. Une partie de l’or, qui figure comptablement au bilan de la Banque centrale, pourrait servir à protéger l’épargne de certaines catégories de petits déposants dans le cadre d’un plan global.
L’imputation des pertes doit être progressive pour protéger prioritairement les petits déposants de même que les dépôts des caisses de retraite (syndicats, ordres professionnels et CNSS, etc.) doivent être protégés et traités comme des créances de premier ordre.
Un audit des transactions bancaires est nécessaire. Il faut établir s’il y a eu prises directes de bénéfices ou des transferts vers l’étranger postérieurs à octobre 2019 à travers un audit juricomptable des comptes de tous les actionnaires, membres des conseils d’administration, membres de la direction générale des banques et des responsables de la Banque centrale, ainsi que de ceux qui ont exercé ou exercent des fonctions politiques, ou obtenu des marchés publics importants. Cet audit répond à la nécessité de mettre fin à la culture d’impunité qui prévaut depuis l’auto-amnistie des chefs de milice au lendemain de la guerre de 1975-90. Il est également conforme aux engagements internationaux du Liban en matière de lutte contre le blanchiment, l’évasion fiscale, le détournement de fonds, etc.
La restructuration des finances publiques suppose une réorientation de la dépense publique vers l’investissement dans la protection sociale et les catalyseurs de croissance :
•Un système de protection sociale fondé sur l’accès universel à la santé et l’éducation.
•Des infrastructures-clés pour la compétitivité économique : électricité, télécoms et transports publics. L’intervention de l’État doit se limiter aux domaines où l’effet multiplicateur sur l’investissement privé, qui doit être le moteur de la croissance, est immédiat.
•Une fonction publique redimensionnée, rendue efficace par l’investissement dans les technologies et la numérisation. Cela suppose la capitalisation d’un fonds de départs à la retraite et d’un fonds de formation.
•Des forces de sécurité dotées de véritables moyens afin de rétablir la souveraineté de l’État en la matière dans le cadre d’une stratégie de défense nationale répondant aux besoins de l’ensemble de la population libanaise.
Enfin, une refonte de la fiscalité est impérative. Malgré la destruction violente de ses richesses, le Liban conserve des ressources importantes. Elles constituent une base précieuse pour une relance économique saine et le développement d’une société moderne à condition d’être utilisées de façon juste, transparente et efficace. L’objectif de la réforme fiscale doit être de réduire les inégalités et l’informalité et d’augmenter les moyens de l’État.
La priorité des autorités, qui sont confrontées à une crise déstabilisante, est de perpétuer leur pouvoir, de gagner du temps en amont des échéances législatives, d’échapper à toute responsabilité et d’éviter d’assumer des pertes. C’est dans cet état d’esprit qu’elles discutent avec le FMI et signeront un éventuel programme. Nos priorités sont tout autres. Nous voulons arrêter l’hémorragie sociale, préserver la société libanaise, assurer une répartition équitable des pertes et garantir une reprise économique durable.
Les discussions à venir font par conséquent peser une grande responsabilité sur le FMI, dont l’intervention dans la crise libanaise fera date. Il s’agit de la fonder sur la bonne gouvernance et la responsabilité plutôt que de cautionner une nouvelle accumulation de dettes odieuses et de contribuer à la perpétuation d’un pouvoir illégitime, avant même les élections législatives.
Par Kulluna Irada
ONG œuvrant pour la réforme politique et économique, financée exclusivement par des Libanais résidents ou expatriés.
Chère Madame Kristalina Georgieva, Le Liban est frappé d’une catastrophe économique d’une ampleur et d’une gravité sans précédent. La responsabilité en incombe directement au pouvoir en place, une coalition de chefs communautaires soutenus par une milice, avec la complicité du secteur financier.La crise est la conséquence de décennies de politiques publiques désastreuses, de...
commentaires (12)
Bonne analyse economique malheuresement incomplete vu qu'elle ne fait aucune mention d'un parti arme qui controle les rouages de l'etat faisant fie de toute justice et adoptant la rethorique de "L'incapacite des forces armees" "Des forces de sécurité dotées de véritables moyens afin de rétablir la souveraineté de l’État en la matière dans le cadre d’une stratégie de défense nationale répondant aux besoins de l’ensemble de la population libanaise."
Georges Khalil
14 h 23, le 23 janvier 2022