
Devant la Banque du Liban, à Hamra. Photo Ahmad Azakir
En seulement une dizaine de jours, la livre libanaise a grimpé de 46 %. Quasiment en chute libre depuis l’automne 2019, la monnaie nationale connaît une rare embellie depuis la mi-janvier, le dollar s’échangeant hier à quelque 23 100 livres libanaise, contre 33 700 le 11 janvier, selon le site lirarate.
Derrière cette appréciation, une intervention massive de la Banque du Liban (BDL) à travers la circulaire 161, publiée au mois de décembre dernier. Via cette circulaire, la BDL alimente les banques en dollars, qu’elles vendront ensuite à leurs clients dotés de comptes en livres, et aux taux de conversion de la plateforme Sayrafa de la veille, soit hier pour 22 700 livres pour un dollar. Récemment, la BDL a nourri la plateforme agressivement, la moyenne des transactions y ayant été multipliée par trois depuis le début des injections, passant d’une dizaine à une trentaine de millions de dollars par jour. Cette ingénierie monétaire permet au cabinet de Nagib Mikati, récemment ressuscité par le retour du tandem chiite, de préparer le budget de l’année 2022 avec « seulement » trois taux de change, le taux officiel de 1 507 livres le dollars, le taux du lollar (dollars bloqués dans le système bancaire) désormais fixé à 8 000 et le taux de Sayrafa qui orbite autour de 23 000 actuellement, selon le député Ali Darwiche, proche du Premier ministre. Mais à quelques mois des élections législatives, qui doivent se tenir le 15 mai prochain, le soudain rebond de la livre interroge et sème le doute sur une potentielle visée politique.
« Le gouverneur de la BDL ne fait pas de politique monétaire. Il fait de la politique avec des outils monétaires. Ces injections ne sont motivées par aucune véritable vision, il s’agit juste d’un moyen de gagner du temps dans l’attente d’un développement politique », souligne ainsi l’analyste et enseignant en finance à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), Mohammad Faour.
Argent gratuit
Cette décision intervient tandis que plusieurs médias libanais ont rapporté que Nagib Mikati aurait interféré en faveur de Riad Salamé dans le domaine judiciaire. Le gouverneur de la BDL est visé par une enquête pour « détournement de fonds publics, enrichissement illicite, blanchiment d’argent et évasion fiscale ». Le juge Jean Tannous, en charge de l’enquête, devait procéder à des perquisitions dans plusieurs établissements bancaires le 11 janvier dernier, mais celles-ci auraient été stoppées à la suite d’une intervention du procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, à la demande de M. Mikati. Si ce dernier a nié intervenir dans le travail judiciaire, il a admis avoir « insisté sur la préservation des institutions et l’application des normes judiciaires, ce qui inclut de préserver les droits des déposants, d’un côté, et de ne pas saper ce qui reste des piliers économiques et financiers du pays ». Quelques semaines auparavant, le chef du gouvernement avait déclaré, face à ceux qui réclamaient le départ du gouverneur : « On ne change pas d’officiers en cours de guerre. »
La circulaire 161 fait également les affaires du gouvernement en ciblant entre autres les fonctionnaires, dont les salaires en livres libanaises ne valent plus grand-chose. Elle permet donc aussi au gouvernement de calmer la grogne populaire. D’abord en abaissant (théoriquement) les prix des biens importés, et ensuite en donnant de « l’argent gratuit » aux déposants, la différence entre le taux du marché et celui de Sayrafa ayant offert une opportunité d’arbitrage, cela à quatre mois seulement des élections législatives. Longtemps, l’emploi dans la fonction publique était un outil-clé du clientélisme libanais, les leaders politiques plaçant à tout va leurs fidèles dans l’administration.
Dans une interview à L’Orient-Le Jour, publiée le 19 janvier, le Premier ministre assume parfaitement son rôle dans l’application de la circulaire 161, indiquant suivre « personnellement » avec le ministre des Finances, Youssef Khalil, et le gouverneur de la Banque du Liban la question du taux de change. « C’est la raison pour laquelle nous sommes amenés à intervenir sur le marché pour réduire ce taux et achever le projet de budget sur cette base de manière à établir des chiffres précis », avait-il indiqué. Parallèlement, la BDL a précisé, dans un communiqué, qu’elle « continuera à vendre des dollars aux banques, conformément à l’accord avec le Premier ministre et le ministre des Finances ».
Mais pour combien de temps ? « La BDL arrive à unifier le taux de change Sayrafa-marché parallèle pour le moment, mais Riad Salamé ne pourra pas continuer ainsi indéfiniment », assure Mohammad Faour. En effet, la banque centrale dispose d’une quantité très limitée de devises, estimée à quelque 13 milliards de dollars, composée principalement de dépôts obligatoires. Elle en a épuisé une grande partie pour financer la subvention d’un panier de produits, comme l’essence, les médicaments et le lait infantile. Au dernier trimestre de l’année dernière, la levée partielle des subventions s’était faite alors que la BDL approchait dangereusement des « réserves obligatoires », soit les 14 % de dépôts que les banques libanaises doivent légalement placer auprès d’elle, et dont la banque centrale ne peut disposer librement. « Porter atteinte aux réserves obligatoires détenues à la BDL (…) compromettrait les relations de ces établissements avec leurs banques correspondantes, ce qui pénaliserait davantage l’accès aux services de paiement internationaux », avertissait ainsi, fin mai, l’agence de notation financière Moody’s.
Réserves obligatoires
Comment, dès lors, financer les injections ? S’agit-il des 1,135 milliard de dollars en droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI dont le Liban doit automatiquement bénéficier ? La BDL nie en bloc, confirmant à L’Orient-Le Jour via son porte-parole que « la liquidité provient du surplus de 1,5 milliard de dollars que le gouverneur de la banque centrale avait mentionné dans son interview de décembre à l’AFP ». Si la Banque du Liban, connue pour l’opacité de ses comptes, n’indique pas spécifiquement comment ce surplus a été généré, les experts estiment que ce pourrait être le résultat de la fonte des dépôts. La baisse de ces derniers permet en effet de libérer une partie des réserves obligatoires, qui sont directement proportionnelles au volume des dépôts. Toutefois, si la BDL maintient son rythme, la politique d’intervention ne devrait pas durer plus de trois mois, même si les DTS sont utilisés.
Or il n’y a pas que la durabilité qui pose un problème, la nature de l’intervention de la banque centrale étant également une continuation des erreurs commises ces deux dernières années. Car en injectant massivement des devises sur le marché, le gouverneur est en train de dilapider des actifs qui auraient pu aider le pays à se remettre sur pied. Certes, la baisse du dollar augmente le pouvoir d’achat réel de larges pans de la population, mais cet effet n’est que temporaire. « 1,5 milliard de dollars, c’est presque la moitié de ce qu’on peut obtenir du FMI. C’est une somme considérable qui peut être investie dans la création d’infrastructures ou même de véritables filets de sécurité sociale via un système de couverture santé, voire la gratuité de l’enseignement. Il ne faut pas gaspiller cet argent comme les 18 milliards de dollars (soit quasiment le PIB Libanais) qui furent dépensés sur les subventions ces dernières années », prévient M. Faour. En 2018, le ministère de la Santé estimait le coût d’une couverture santé universelle au Liban à 300 milliards de livres libanaises (équivalent à l’époque à 200 millions de dollars). Depuis, la Caisse nationale de Sécurité sociale a pratiquement cessé de couvrir ses assurés.
Certains analystes avancent même l’argument que l’argent devrait plutôt être utilisé pour restituer une partie des dépôts les plus petits, le reste pouvant être assujetti à une ponction ou un bail in. Or, via la 161, la BDL exerce plutôt un haircut par le bas, la circulaire étant principalement destinée aux fonctionnaires et autres résidents et petits déposants, qui auront souvent plus besoin de retirer leurs dépôts.
Rq : En raison d'un manque d'attention qui n'est probablement pas sans lien avec la fin de semaine, une grosse erreur s'est glissée dans le titre original de cet article. Nous voulions bien sûr parler d'un rebond de la livre et non d'une chute. L'erreur a été corrigée.
En seulement une dizaine de jours, la livre libanaise a grimpé de 46 %. Quasiment en chute libre depuis l’automne 2019, la monnaie nationale connaît une rare embellie depuis la mi-janvier, le dollar s’échangeant hier à quelque 23 100 livres libanaise, contre 33 700 le 11 janvier, selon le site lirarate.Derrière cette appréciation, une intervention massive de la Banque du...
commentaires (7)
Excellent article! Cessez le gaspillage idiot de nos réserves. La remontée de la livre est temporaire et illusoire.
Akote De Laplak
16 h 24, le 22 janvier 2022