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Idées - Point de vue

Les transports en commun, une arme essentielle dans la lutte contre l’injustice spatiale au Liban

Les transports en commun, une arme essentielle dans la lutte contre l’injustice spatiale au Liban

« Retrieving Beirut », peut-on lire sur un mur de Gemmayzé. Photo Ghida Ismaïl

«Retrouver Beyrouth », peut-on lire sur certains murs du quartier de Gemmayzé, avec, pour l’un de ces tags, un taxi dessiné en dessous, comme pour souligner le caractère indispensable de la mobilité pour sortir la ville des griffes de l’effondrement.

Une mobilité aujourd’hui plus que jamais menacée par une crise économique et sociale qui, selon la Banque mondiale, pourrait figurer parmi les trois plus graves à l’échelle mondiale depuis les années 1850. La suppression des subventions sur le carburant, accompagnée du manque d’actions pour soutenir le réseau informel de taxis et de bus/fourgonnettes, seul fournisseur de transport en commun, s’est traduite par un cercle vicieux : la hausse des tarifs de transport faisant baisser la demande des usagers, affectant par conséquent l’avenir de ces rares transports en commun.

Droit à la ville

Or, avec leur mobilité, c’est plus largement le droit à la ville des Libanais qui se trouve menacé. Ce concept, forgé en 1968 par le philosophe et sociologue français Henri Lefebvre dans son ouvrage du même nom, est défini par ce dernier comme « l’accès renouvelé à la vie urbaine » contre les processus d’exclusion de la fabrication de la ville, qui se traduisent notamment par l’éviction des classes populaires des quartiers centraux. Garantir le droit à la ville aux citoyens leur permettrait, à l’inverse, de reprendre le contrôle de l’espace urbain et d’assurer ainsi leur participation sociale, économique et politique dans la ville. Pour Lefebvre, l’accessibilité et la mobilité sont, de ce point de vue, essentielles au droit à la ville, en permettant aux gens d’utiliser les espaces urbains au-delà de leurs espaces de vie confinés et d’accéder à des réseaux sociaux plus larges.

Dans son ouvrage de référence sur L’histoire de Beyrouth (Fayard, 2003), Samir Kassir affirme que l’accessibilité et la mobilité, acquises en grande partie grâce à la construction et à l’expansion des routes le long des trois principaux axes du Liban – la route de Damas (à l’est), la route de Tripoli (au nord) et la route de Saïda (au sud) –, ont modifié l’appréciation de l’espace et du temps par les Beyrouthins en leur permettant de mieux les contrôler et en élargissant leurs choix et leurs possibilités. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, le développement de Beyrouth, qui est passée d’une petite ville de six mille habitants à une importante ville commerçante, a été largement stimulé par la mobilité accrue des personnes, en leur permettant de migrer des montagnes à la recherche de meilleures opportunités et de contribuer à son développement économique et social, tout en gardant leurs liens avec les montagnes. Dans sa thèse récemment soutenue sur le sujet (Social Innovation : Utopia of (Re)shaping the Culture of Mobility in Beirut, 2020), la chercheuse Carine Assaf souligne qu’au lendemain de la guerre civile, la mobilité urbaine était essentielle pour reconnecter la ville divisée et rétablir la vie urbaine quotidienne.

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Le réseau informel de transport public au Liban a ainsi joué un rôle essentiel pour assurer l’inclusion sociale et économique du développement, de la reprise et des opportunités urbaines. « La voiture a permis la démocratisation du transport, puisqu’avec le système de “taxis-services”, les routes étaient accessibles aux personnes de toutes les bourses », écrit Kassir.

Manque d’intérêt

Alors que le tramway était le principal fournisseur de mobilité au début des années 1900 au Liban, dans les années 1960, la mobilité basée sur l’automobile a commencé à jouer un rôle central, et des plans d’aménagement axés sur la voiture ont été adoptés au détriment des réseaux officiels de transport public. Cela a conduit au démantèlement officiel du tramway en 1968 et à l’émergence de réseaux informels de voitures-taxis et d’autobus qui ont rétabli les voies de transport du tramway. Ce réseau de transport public a pris le relais comme principal fournisseur de transport abordable au Liban et comme garant du droit à la mobilité des résidents.

Cependant, l’investissement dans l’amélioration du réseau de transport public informel a longtemps été relégué en bas de l’agenda des pouvoirs publics. Le réseau de transport public a été largement absent des efforts de reconstruction par exemple, après les 15 ans de guerre civile, et la plupart des investissements ont été concentrés sur les infrastructures physiques en lieu et place d’initiatives visant à limiter les voitures privées, à encourager les moyens de transport collectif et à fournir une mobilité abordable aux résidents.

Le manque d’intérêt des autorités pour le transports public et l’incapacité à établir un cadre cohérent et complet pour le réglementer ont entraîné sa détérioration au fil des ans. Malgré ses déficiences, le réseau informel de transports en commun est resté le seul moyen de locomotion abordable pour les résidents du Liban. Il desservait principalement les résidents les plus pauvres qui n’avaient pas accès à d’autres options pour leurs déplacements quotidiens, y compris vers leur lieu de travail.

Cette situation semble être en train de changer, car le manque d’attention accordée aux transports publics au Liban, au plus fort de la crise du carburant, a eu pour conséquence que les tarifs des transports sont devenus un lourd fardeau pour les salaires des populations périphériques, rongés par l’inflation galopante. En fait, un aller-retour en « service » coûte désormais autant que le salaire minimum journalier au Liban, et les tarifs s’élèvent souvent à plus de la moitié du salaire journalier moyen. Parallèlement, les chauffeurs ont de plus en plus de mal à couvrir leurs dépenses de base en raison de la forte augmentation du prix du carburant.

L’incapacité du marché à se stabiliser à un tarif de transport qui garantirait la capacité de paiement des usagers sans compromettre la capacité des conducteurs à joindre les deux bouts menace de paralyser le réseau de transport public informel au Liban. Cela risque alors d’exclure une grande partie de la population libanaise des opportunités sociales et économiques offertes par la mobilité.

Éviction

Une approche du développement urbain centrée sur la voiture a perpétué une forte dépendance à la voiture privée au Liban, et la perception que le transport public est destiné à servir uniquement ceux qui ne peuvent pas se permettre d’avoir leur propre voiture. Une étude publiée en 2016 par le Conseil pour le développement et la reconstruction (CDR) estime que les voitures privées constituaient près de 80 % de tous les déplacements de passagers au Liban, tandis que 20 % étaient effectués par des « services » ou des bus/vans. Or non seulement ce « tout-voiture » a entraîné des coûts sociaux élevés – notamment un impact négatif sur l’environnement, la congestion, le bruit et l’état des routes –, mais il a également créé une demande limitée pour les transports en commun, ce qui a évincé le soutien financier du réseau de transport public existant. En effet, le taux élevé d’utilisation des voitures au Liban, plus de trois fois supérieur à la moyenne mondiale, implique que la plupart des 3 milliards de dollars dépensés annuellement par le gouvernement pour subventionner l’essence ont été consommés par des voitures privées, plutôt que d’être dépensés pour améliorer la qualité et l’efficacité du réseau de transport public.

Ainsi, les modèles économique et urbain existant rendaient la mobilité très accessible à ceux qui possédaient leur voiture privée, au détriment de la mobilité de ceux qui ne pouvaient pas s’en offrir une, légitimant ainsi une injustice spatiale différenciant les habitants selon leur capacité d’accès à l’espace. Pour favoriser l’amélioration et la durabilité du réseau de transports, maintenir une mobilité élevée et efficace pour tous et limiter cette injustice spatiale, une part suffisante de la population doit utiliser les transports en commun. Un rapport publié en 2018 par UN Habitat estime ainsi que l’utilisation des transports en commun dans le Grand Beyrouth devrait être à 40 % pour assurer un transport efficace. Par conséquent, pour soutenir le droit à la mobilité de tous les habitants de la ville, les décisions en matière de transport ne devraient pas se limiter à optimiser l’intérêt privé des individus, mais devraient être élargies pour tenir compte du bien commun de la société.

Pour y parvenir, des pays comme Singapour font payer aux résidents une taxe qui reflète les coûts sociaux de la priorité accordée à l’utilisation de leurs voitures privées. Au Liban, la crise économique et énergétique pourrait être l’occasion de faire payer les coûts sociaux liés à l’utilisation des voitures privées et de réorienter la mobilité des voitures privées vers les transports en commun. L’augmentation du coût de l’utilisation des voitures privées résultant de la crise pourrait être perçue comme une taxe sur leur utilisation et inverser la tendance. Pour inciter ensuite à un transfert vers les transports publics, les autorités pourraient se concentrer sur les investissements, les réformes et les réglementations du réseau de transport en commun existant et sur le maintien de subventions ciblées uniquement sur ce réseau de transport.

En 2018, la Banque mondiale a approuvé une enveloppe de 295 millions de dollars pour financer le projet de transport public du Grand Beyrouth qui « remettrait en état le secteur des transports en décomposition du Liban ». Or, non seulement le projet ne s’est pas concrétisé, mais les autorités libanaises prévoient de réaffecter les fonds pour couvrir la carte d’approvisionnement pour les familles vulnérables. « Le gouvernement semble penser que la priorité n’est pas pour les transports publics en ce moment », confessait ainsi en septembre dernier à L’Orient-Le Jour le député Ibrahim Kanaan.

Au lieu de reléguer encore davantage les transports publics au fond des tiroirs gouvernementaux, la crise économique et énergétique devrait déclencher des efforts pour soutenir et améliorer le réseau de transport en commun, protégeant ainsi le droit à la mobilité des résidents du Liban et leur droit à la ville. Comme le suggèrent les murs de Beyrouth, la réappropriation de la ville par les citoyens suppose aussi de retrouver une certaine justice spatiale.

Par Ghida ISMAIL

Chercheuse en économie du développement à ONU Femmes

«Retrouver Beyrouth », peut-on lire sur certains murs du quartier de Gemmayzé, avec, pour l’un de ces tags, un taxi dessiné en dessous, comme pour souligner le caractère indispensable de la mobilité pour sortir la ville des griffes de l’effondrement. Une mobilité aujourd’hui plus que jamais menacée par une crise économique et sociale qui, selon la Banque mondiale, pourrait...

commentaires (5)

Il est tout à fait exact et juste de relever l'absence de tout intérêt de la part du public. En revanche, il aurait fallu évoquer l'absence de plan de la ville ainsi que le manque de lisibilité concernant le plan des bus... Le développement des transports publics ne peut être une finalité autonome. Lorsque l'on se déplace, c'est (au minimum) d'un point A à un point B et il faut repenser ces points A et B afin que le réseau soit amélioré dans sa globalité. Pour ce qui est du financement public pour les transports publics, il y a toujours les mêmes problématiques de la corruption et de la désorganisation administrative. Une bonne organisation et de bons investissements doivent s'accompagner (et cela a été évoqué) par une stratégie économique (programme de communication, coopération avec des pays tiers ou encore mesures fiscales et financières). Un grand bravo à l'OLJ pour cet article

Georges Olivier

23 h 13, le 07 novembre 2021

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Commentaires (5)

  • Il est tout à fait exact et juste de relever l'absence de tout intérêt de la part du public. En revanche, il aurait fallu évoquer l'absence de plan de la ville ainsi que le manque de lisibilité concernant le plan des bus... Le développement des transports publics ne peut être une finalité autonome. Lorsque l'on se déplace, c'est (au minimum) d'un point A à un point B et il faut repenser ces points A et B afin que le réseau soit amélioré dans sa globalité. Pour ce qui est du financement public pour les transports publics, il y a toujours les mêmes problématiques de la corruption et de la désorganisation administrative. Une bonne organisation et de bons investissements doivent s'accompagner (et cela a été évoqué) par une stratégie économique (programme de communication, coopération avec des pays tiers ou encore mesures fiscales et financières). Un grand bravo à l'OLJ pour cet article

    Georges Olivier

    23 h 13, le 07 novembre 2021

  • Encore faut-il des politiques qui œuvrent pour l'intérêt commun et qui ont des relais sur le terrain pour apprécier les besoins. Ce ne sont pas les milliardaires qui vont se pencher sur un projet de réseau de bus... C'est peut-être symbolique mais pas que !

    Carlos El KHOURY

    17 h 56, le 07 novembre 2021

  • GOVERNMENT OUT ! NEW PEOPLE AND PUBLIC TRANSPORTS IN !

    Marie Claude

    08 h 34, le 07 novembre 2021

  • Brilliante analyse et commentaires Bravo

    MIQUEL olivier

    12 h 07, le 06 novembre 2021

  • The development of an affordable public transportation network, and subsidizing private transportation in the interim, are a necessity to put Lebanon' s economy back on track and ensure a trajectory of growth and recovery. Without it, people cannot get to work, to school, to the hospital, or engage in leisurely activities. The removal of subsidies has ground the economy to a halt as the country continues its downward spiral. Meanwhile, the government is mired in political bickering and inertia. It is clear for all to see that the political class is self-serving and not in the business of serving the public. It is time to clean house and vote out the ruling political elite class that is out of touch with the common man.

    Mireille Kang

    03 h 56, le 06 novembre 2021

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