
Le gigantesque rassemblement du 14 mars 2005 dans le centre-ville de Beyrouth. Haitham Mussawi/AFP
Depuis 2005 jusqu’à aujourd’hui, l’évolution de la politique libanaise livre au moins deux grands enseignements : le premier, c’est que l’affrontement avec le Hezbollah, et plus généralement avec l’autoproclamé « Axe de la Résistance », mène à la paralysie et aux assassinats politiques ; le second, c’est que le compromis avec le parti chiite mène pour sa part, sans pour autant en être la cause unique, à la disparition du Liban tel qu’il a existé jusqu’à maintenant.
La période allant du 14 mars 2005 au 7 mai 2008 a montré les limites, faute de pouvoir renverser le rapport de force, de la première approche. Celle qui a débuté au lendemain de la conférence de Doha et qui a duré jusqu’à l’éclatement du soulèvement populaire le 17 octobre 2019 a mis en exergue les périls qu’implique la seconde. Chacune de ces politiques peut avoir un coût exorbitant, à la fois au plan individuel et collectif. Il est donc logique que la balance entre le prix de la bataille et celui du compromis ait pu être réévalué en fonction des circonstances du moment.
Or il est aujourd’hui nécessaire de revoir le calcul. Au cours de ces dernières années, le Hezbollah avait réussi un coup de maître : celui d’anesthésier la scène politique libanaise au point de la dépolariser. Le parti pro-iranien a renforcé sa domination sur le pays sans même avoir besoin de recourir à la force. Avec Michel Aoun à la présidence, Nabih Berry à la tête du Parlement et Saad Hariri au Grand Sérail, la formation chiite avait au mieux des alliés, au pire des partenaires au sein des trois grands centres du pouvoir. Malgré l’animosité entre ses deux principaux alliés, Amal et le Courant patriotique libre, qui rendait illusoire la survie de ce qui fut appelé le 8 Mars, le Hezbollah n’a jamais été affaibli durant cette période. Bien au contraire, il est même parvenu à dynamiter le 14 Mars, faisant de la majorité de ses grandes figures des auxiliaires contraints de coopérer ou de rester à la marge du pouvoir.
Le parti chiite a profité d’un contexte régional favorable à « l’Axe de la Résistance », qui a pu étendre son influence à l’ombre de la bataille menée contre les groupes jihadistes sunnites en Irak et en Syrie. Cette dynamique a été dopée par la conclusion de l’accord sur le nucléaire iranien qui, même si ce n’était pas son objectif initial, a apporté une forme de couverture internationale à la montée en puissance de l’Iran dans la région.
Mais le contexte n’est aujourd’hui plus le même ni au Liban ni même plus généralement au Moyen-Orient. Le statu quo qui permet au Hezbollah de trôner a été largement remis en question par le soulèvement du 17 octobre. Si cet enjeu ne fut pas dans un premier temps au cœur de la contestation, il s’est réimposé lors de ces derniers mois comme la principale ligne de clivage, recréant une forme de polarisation, mais avec des données nouvelles nées de l’intifada.
Vent de révolte
Le Hezbollah s’est tiré plusieurs balles dans le pied durant cette dernière séquence. D’abord en se positionnant, sans même chercher à s’en cacher, comme le principal parrain du système et l’ultime rempart au changement. En s’en prenant ensuite frontalement au juge Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth, alors que le sujet est particulièrement sensible notamment pour la rue chrétienne. Enfin, en semant les graines d’un affrontement avec les Forces libanaises dans le secteur de Tayouné – même si la responsabilité du parti de Samir Geagea ne doit pas ici être éludée – ravivant les souvenirs de la guerre civile. La récente stratégie du parti chiite interpelle. Au point qu’il donne l’impression de tout faire pour réunir à nouveau un maximum de Libanais contre lui. Pourquoi agit-il de la sorte? Pourquoi fait-il de chaque dossier une menace existentielle ? Pourquoi favorise-t-il le regain d’une forte animosité à son égard ?
Il est, pour le moment, difficile de répondre à cette interrogation. Le Hezbollah considère peut-être qu’il est suffisamment fort pour prendre le risque de la confrontation permanente. Mais cela contredit toute la stratégie qu’il a mise en place ces dix dernières années. Le plus probable est que le parti ait vraiment le sentiment que les défis en question (la révolution et l’enquête sur l’explosion au port) relèvent pour lui d’un enjeu existentiel et qu’il a besoin, dans le même temps, de ressouder sa communauté autour d’un ennemi commun. L’axe iranien est en recul au sein de la sphère chiite, où le modèle qu’il impose est de plus en plus contesté tant au sein de la République islamique qu’en Irak. La crise que traversent ces deux pays, à l’instar du Liban, renforce cette dynamique et peut laisser penser que le Hezbollah, malgré un contexte différent, a peur qu’un vent de révolte gagne les siens. En agissant de la sorte, la formation de Hassan Nasrallah prend toutefois le risque d’isoler sa rue par rapport à toutes les autres. L’hostilité que suscite le parti semble plus élevée que jamais et pourrait laisser entrevoir la composition d’un front politique uni contre lui.
C’est sans doute l’objectif de l’Arabie saoudite. En punissant le Liban, en rompant quasiment les liens diplomatiques avec lui, Riyad joue à quitte ou double. Soit les responsables libanais se rebellent contre le Hezbollah, et le royaume les regardera à nouveau, soit ils continuent d’éviter la confrontation avec le parti chiite, et l’Arabie fera une croix sur le Liban. Quoi que l’on pense du royaume wahhabite et de ses méthodes, force est de constater que son action met en exergue deux points fondamentaux. Le premier, c’est que le coût du compromis n’est plus tenable pour le pays du Cèdre, qui s’est coupé de son environnement arabe en raison de la domination du parti chiite. Le second, c’est qu’il existe effectivement un espace politique pour contester ce fait accompli à condition que tous les acteurs décident de l’occuper en même temps. L’idée n’est pas ici de venir à bout du Hezbollah, personne n’en a de toute façon les moyens, mais de le « corneriser », de réduire au maximum son influence au sein des institutions libanaises. Ce qui est possible, à condition toutefois d’être prêt à en payer le prix.
Vaste manifestation anti-Hezbollah
C’est là que les choses se compliquent sérieusement et que la stratégie saoudienne dévoile toutes ses failles. Premièrement, elle ne peut s’appuyer pour le moment sur d’autres forces locales que le parti de Samir Geagea, son principal allié au Liban. Le royaume ne veut plus entendre parler de Saad Hariri, lui-même en perte de vitesse dans la rue sunnite, et n’a pas réussi pour autant à le remplacer par une figure de premier plan. Walid Joumblatt ne semble pas prêt, pas sans Saad Hariri en tous cas, à franchir le Rubicon face au Hezbollah, tandis que Gebran Bassil a compris depuis longtemps que le parti pro-iranien est son dernier espoir de pouvoir un jour accéder à la présidence.
Dans ce contexte, difficile d’imaginer les forces traditionnelles s’unir dans un même front et encore plus recomposer une forme de 14 Mars. Un tel scénario aurait de toute façon quelque chose d’anachronique après le 17 octobre qui a fait du kellon yaane kellon (tous, ça veut dire tous!) son principal slogan. Certes, les mouvements de la société civile ont pour l’instant échoué. Mais cela ne veut pas dire que la rue, y compris celle qui voue une grande animosité à l’encontre du Hezbollah, soit prête à s’allier à nouveau avec les vieux partis, considérés par une partie des contestataires comme faisant davantage partie du problème que de la solution. Autrement dit, si le climat politique rend possible l’organisation d’une vaste manifestation anti-Hezbollah et la constitution d’un front contre le parti, de nombreuses autres considérations font que ce scénario demeure aujourd’hui très improbable.
Attentats ciblés
En admettant tout de même qu’il se réalise, et que la formation chiite se retrouve politiquement acculée, le plus dur restera à faire. C’est la deuxième faille de la stratégie saoudienne. Avec le Hezbollah, plus l’approche est frontale, plus la réaction est sanglante. Si Hassan Nasrallah menace régulièrement le pays d’une nouvelle guerre civile, sa formation fera sans doute tout pour l’éviter. Mais il pourrait recourir à une méthode beaucoup moins risquée qui a largement fait ses preuves par le passé : les attentats ciblés. Ceux-ci permettent de faire régner un climat de peur et d’annihiler toutes les potentielles menaces, en témoigne ce que font actuellement les milices chiites affiliées à l’Iran en Irak. Le Hezbollah peut être d’autant plus confiant de l’efficacité de ce mode opératoire que même lorsque l’un des siens est directement mis en cause par la justice, comme c’est le cas dans l’assassinat de Rafic Hariri (le Tribunal spécial international a désigné Salim Ayache comme le chef de l’équipe qui a mené l’attaque contre l’ex-Premier ministre), cela ne provoque aucune réaction populaire. Comment alors, et même lorsque l’on connaît le coût de l’inaction pour le pays, entamer un bras de fer avec un mouvement armé jusqu’aux dents et prêt à tout pour défendre ses acquis ? Riyad est d’autant moins habilité à répondre à cette problématique qu’il est lui-même en train de privilégier le dialogue avec l’Iran à l’échelle régionale, non pas parce que les différends ont disparu, mais pour éviter un affrontement direct avec la République islamique.
Dernier point mais non des moindres, cette approche aurait en plus le défaut de ressouder la communauté chiite autour du Hezbollah qui aura beau jeu de se présenter comme sa seule assurance vie. Même Nabih Berry, pourtant beaucoup plus proche de Saad Hariri et de Walid Joumblatt que de Hassan Nasrallah, serait contraint de s’aligner sur le parti de Dieu au nom de l’unité de la rue chiite.
Faut-il conclure de tout cela qu’il n’y a rien à faire pour contrecarrer la mainmise du Hezbollah sur le pays ? Certainement pas. Simplement que c’est une bataille de longue haleine qui nécessite d’organiser un front d’opposition cohérent, de résister dans la durée à la terreur du parti, et de convaincre les chiites que l’État à construire est beaucoup plus à même que le Hezbollah de défendre leurs intérêts. Une bataille qu’il faut entamer au plus vite.
Depuis 2005 jusqu’à aujourd’hui, l’évolution de la politique libanaise livre au moins deux grands enseignements : le premier, c’est que l’affrontement avec le Hezbollah, et plus généralement avec l’autoproclamé « Axe de la Résistance », mène à la paralysie et aux assassinats politiques ; le second, c’est que le compromis avec le parti chiite mène pour sa...
commentaires (24)
Les seuls criminels aujourd'hui sont les traîtres et corrompus au pouvoir avec en tête de file le Hezbollah. La, il n'y a rien d'inventés ou de faux, tout est bien documenté, sinon pourquoi les réactions excessives et les assassinats? Les seuls médias qui cherchent constamment a cacher la vérité sont leurs médias. Ils paient des gens pour justement lancer de fausses vérités et polluer l'espace politique du pays. Sauf que cela ne marche plus. le dicton dit bien que "la corde du mensonge est courte" non ?
Pierre Hadjigeorgiou
10 h 04, le 04 novembre 2021