Des images poignantes de manifestants fuyant pour se mettre à l'abri des combats de rue, des snipers visant leurs victimes depuis les toits, des balles éclatant sur des façades déjà parsemées de cicatrices similaires, et des enfants terrifiés, se cachant dans les couloirs de leur école en attendant leurs parents accourent pour les ramener chez eux... Et que dire du lieu du drame: cette ancienne ligne verte qui a déchiré Beyrouth de 1975 à 1989. Comme à chaque fois que Tayouné et Aïn El-Remaneh font la une des médias, le souvenir de notre tragédie nationale et de séparation communautaire entre Beyrouth Est et Beyrouth Ouest vient immédiatement à l'esprit.
Il existe pourtant des différences notables avec la situation qui précédait ces terribles années. À l'époque, l'arrivée du Fateh à Beyrouth avait fini par déclencher des évènements en cascade échappant totalement au contrôle de l’État libanais : le monopole de la violence de l'armée régulière a ainsi rapidement disparu au profit de l'émergence d'une multitude de milices – des phalangistes du parti Kataëb aux nombreuses autres de moindre importance – formant une variété de factions nationalistes de droite contre les combattants des mouvements de gauche et sympathisants de l'OLP. Et il faudra peu de temps après l'attaque du 13 avril 1975 pour que l'armée libanaise commence à se disloquer selon des lignes confessionnelles. Les partis politiques se sont transformés en chars d'assaut et en lignes de démarcation. Les cartes d'identité et les noms de famille déterminaient la vie ou la mort lors du passage de postes de contrôle redoutés.
Nouveau 7 mai
Or le Hezbollah est différent des milices qui ont défini notre guerre civile. Il s'agit d'une armée régionale soutenue financièrement et militairement par les gardiens de la révolution iranienne. Il existe en parallèle – plutôt qu'en opposition – aux institutions mêmes qui définissent la souveraineté d'un pays, à commencer par l'armée. Son réseau de sécurité surveille tous les points d'entrée et de sortie et exerce son contrôle la contrebande sur le territoire (en particulier la frontière avec la Syrie), et il importe au besoin du carburant iranien, contournant ainsi l'autorité de l'État comme les sanctions.
Cependant, le parti de Dieu contourne le régime tout en le soutenant. Et il a besoin de deux facteurs clés pour survivre dans sa capacité actuelle : d'abord, un État qui fonctionne, même s'il est limité à ses préoccupations en matière de sécurité et à sa protection vis-à-vis d'attaques de faible envergure lorsque cela est nécessaire – ce qui dépend d'une coordination constante, plutôt que d'un conflit direct, avec l'armée libanaise. Ensuite, l'absence d'opposition de type milicienne qui pourrait effectivement contester son rôle et conduire ultérieurement à un conflit civil.
Dès lors, plutôt qu'à ceux de la guerre civile, les événements tragiques de jeudi dernier s'apparentent davantage à ceux du 7 mai 2008. Un jour avant les batailles de rue et les affrontements qui ont marqué cette date, le gouvernement libanais avait démis de ses fonctions le chef de la sécurité de l'aéroport, le général de brigade Wafic Shkeir, allié du Hezbollah, pour avoir ignoré les caméras illégales qui surveillaient les mouvements des figures du 14 mars ; il avait aussi décidé de démanteler un réseau parallèle de télécommunications du parti.
En quelques heures, et alors que le Hezbollah avait évité d'utiliser ses armes contre des adversaires locaux, ces deux décisions ont entraîné des combats violents entre ses partisans et ses adversaires dans Beyrouth et ses environs. La signature de l'accord de Doha, quelques jours après la fin des combats, sonnera le glas des aspirations portées par le mouvement du 14 mars 2005 comme celui de la tentative de défi étatique à l'appareil de sécurité du Hezbollah. C'est dans cette perspective que s'inscrit la formation d'un gouvernement « d'union nationale» en 2008. Un arrangement institutionnel privilégié par le parti pro-iranien qui lui permet d'exercer sa contrainte, assortie d'une menace permanente au recours à la violence, au sein et en dehors de l'appareil étatique, cimente son autonomie sécuritaire et engendre en permanence la paralysie. Aucune décision majeure n'est prise sans le plein consentement du Hezbollah : il dicte la guerre et la paix ; signe la déclaration de Baabda de 2012 puis envoie ses fantassins se battre en Syrie, ouvrant le Liban à un conflit régional ; et décide des limites à la réforme, condamnant et intimidant les manifestants qui réclament un changement fondamental de notre mode de gouvernance archaïque.
Statu quo
Et malgré les manifestations nationales du 17 octobre 2019 contre l'ensemble de l'establishment politique et l'indignation internationale à la suite de l'explosion du port du 4 août 2020, cette formule continue de définir notre gouvernance. Le statu quo déloge les opposants politiques les plus bruyants et les plus persuasifs et épargne ceux qui sont prêts à se plier à cette capture de l'appareil étatique.
Dans ce contexte, l'enquête sur l'explosion du port de Beyrouth ne peut opérer que sur un terrain miné. L'émission par le juge Tarek Bitar de mandats d'arrêt contre d'anciens ministres a suscité des demandes de révocation ; une menace directe du chef de la sécurité du Hezbollah, Wafik Safa ;des accusations d'ingérence étrangère par Hassan Nasrallah ; et pour finir ces manifestations téléguidées qui ont fini par dégénérer en affrontements armés le 14 octobre.
La perspective mettre un terme à l'enquête du juge, en obtenant finalement sa destitution ou qu'elle soit confiée à un tribunal militaire, mettra probablement fin à toute investigation sérieuse sur l'explosion du port. Cela rappelle la façon dont le Hezbollah a traité les inculpations du Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) chargé de l'enquête sur l'assassinat de Rafic Hariri, notamment à travers ses campagnes de propagande le désignant comme sous influence politique étrangère. En fin de compte, le Hezbollah n'a pas été en mesure d'empêcher la formation tribunal, mais il a fait pression sur le gouvernement pour qu'il n'offre aucune aide technique au-delà du paiement de sa part annuelle et a refusé de lui remettre Salim Ayyache, malgré sa condamnation l'an dernier. Aujourd'hui, le sort de Tarek Bitar, qui conteste par la voie judiciaire l'ordre post-2008 garantissant l'immunité du Hezbollah, reste entre les mains de l'État. Et, bien que le Hezbollah ne parvienne pas à mettre complètement fin à l'enquête, la menace connue de confrontation prépare le terrain pour rendre un éventuel verdict judiciaire politiquement sans conséquences.
Terrain propice
Autre différence notable avec la situation de 1975, l'armée libanaise ne semble pas en voie de désintégration : si le moral des troupes est clairement entamé, avec une inflation rapide qui dévaste leurs salaires et des cas croissants de désertion, rien ne laisse présager une scission communautaire à court terme. Quant aux opposants armés du Hezbollah, lorsqu'ils surgissent, comme ce fut le cas en août dernier parmi les tribus arabes à Khaldé ou plus récemment parmi les tireurs d'élite à Tayouné, ils sont pourchassés à la fois par les unités de l'armée et les combattants du Hezbollah et la menace qu'ils représentent est rapidement atténuée.
Il reste qu'une condition préalable majeure à la reprise des troubles civils demeure. Il s'agit de l'existence d'un agent sub-étatique de plus en plus impopulaire à l'intérieur des frontières du Liban, et constituant la seule milice de l'époque de la guerre civile qui conserve son statut spécial d'acteur armé légitime. Chaque fois que la violence autonome devient incontrôlable par l'État (comme ce fut le cas aux premières années de la guerre civile) ou qu'elle se déroule en parallèle (comme c'est le cas depuis 2008), le terrain est propice à un retour à un scénario de type milice contre milice. Avec, selon moi, un bémol de taille : les Forces libanaises, comme les autres partis définis comme des milices pendant la guerre civile, sont avant tout des milices désarmées et reconverties en partis politiques, malgré des partisans armés sur tout le territoire.
Cela ne suffit plus, à mon avis, à continuer de les considérer comme des milices et le statu quo actuel est justement une conséquence directe de la prééminence et de la domination du Hezbollah sur toute opposition armée potentielle. Aucune autre partie en présence ne dispose d'une tel infrastructure, de ce niveau de parrainage étranger et de cette capacité d'empêcher les institutions étatiques de fonctionner , y compris dans des domaines relatifs à la souveraineté.
Cela n'exclut pas la poursuite du conflit armé, ni la formation éventuelle d'autres milices échappant au contrôle de l'armée et des mandataires. Auquel cas, nous glisserions à nouveau vers l'abîme. Mais, pour l'instant du moins, nous ne nous dirigeons pas vers une guerre civile, nous sombrons de plus en plus sûrement vers la paralysie perpétuelle.
Par Ronnie CHATAH
Animateur du podcast « The Beirut Banyan »
Les photos diffusées sur les réseaux sociaux et les chaînes de télé et dans les médias se passent de commentaires. Des soldats inactifs face à une horde d’hommes armés de RPG et de fusils d’assaut sous les yeux de notre armée impassible en disent long sur leur volonté de casser ce cercle infernal de violence dans notre pays entretenu par une milice vendue avec l’imdiference totale de son l’armée du pays qui est sensée garantir la protection des civils. Le statu quo déloge les opposants politiques les plus bruyants et les plus persuasifs et épargne ceux qui sont prêts à se plier à cette capture de l'appareil étatique. Ça n’est plus de statu Quo dont il s’agit mais d’un accord tacite avec ce parti usurpateur. Alors Aoun, Joseph de son prénom peut cesser de nous faire croire à son impartialité dans son combat de maintenir la paix interne alors qu’il fait en sorte de jeter de l’huile sur le feu en restant statique face à tant d’agressions et de tyrannie pour on ne sait quelle raison. Lorsque l’armée annonce vouloir tirer sur tous les fauteurs de troubles armés il ne faut pas reculer. Fournir des excuses aux agresseurs et s’attaquer aux défenseurs face aux violeurs de la paix interne et des quartiers civils de cette milice terroriste qui vient les provoquer chez eux sans être inquiétée. Il ne faut pas s’étonner de voir des civils s’armer pour défendre leur honneur et leur dignité et assurer la sécurité de leurs familles et de leurs biens si personne ne s’en charge.
13 h 08, le 24 octobre 2021