
Un partisan du tandem chiite touché par un tir, au milieu d’une rue. Joseph Eid/AFP
En quelques minutes, sans que l’on sache trop comment ni pourquoi, mais sans que cela ne surprenne vraiment personne pour autant, le pire du Liban est remonté à la surface.
L’ordre milicien, né pendant la guerre et qui n’a jamais disparu depuis, a complètement repris ses droits pendant quelques heures hier. Au cœur de Beyrouth, et en rejouant sa vieille musique : celle des armes, de la haine, du sectarisme le plus abject. Des miliciens qui hurlent de rage, des sirènes d’ambulance qui transportent les blessés. Bilan : au moins six morts et une trentaine de blessés après des scènes de guérilla.
Rien ne s’est passé comme annoncé hier, et pourtant tout était prévisible. Le rassemblement des militants du Hezbollah et d’Amal devant le Palais de justice pour exiger le dessaisissement de Tarek Bitar, le juge en charge de l’enquête sur la double explosion du port, avait dès le départ des allures de 7 mai. De 7 mai 2008, quand le tandem chiite avait envahi plusieurs quartiers de la capitale.
Dès le matin, les forces spéciales de l’armée étaient déployées au rond-point de Adliyé. Avant même la manifestation, des hommes équipés de talkies-walkies et portant un gilet aux couleurs d’Amal préparaient le terrain. Sur un camion, un organisateur testait les haut-parleurs en leur faisant cracher le dernier discours de Hassan Nasrallah, sur fond de musique martiale. Parmi les manifestants, un escadron d’avocats mobilisés par les deux partis chiites et prêts à dérouler tous les éléments de propagande visant à discréditer le juge et l’enquête. C’est le moment orwellien de la journée, celui pendant lequel des hommes de loi se relaient pour demander la récusation du juge qui a « politisé l’enquête », pour reprendre les termes utilisés cette semaine par le secrétaire général du Hezbollah.Vêtue de sa robe, comme s’il était au tribunal, l’avocat Hussein Zbib, membre du mouvement Amal, se lance dans une tirade visant à expliquer au juge Bitar la façon dont il devrait, selon lui, faire son travail : « Il est plus important de savoir maintenant qui est le propriétaire du nitrate d’ammonium et qui l’a fait entrer en territoire libanais. » Une enquête de la chaîne télévisée al-Jadeed avait fait état de l’implication présumée de trois hommes d’affaires syro-russes, proches du régime syrien, qui seraient en lien avec la société Savaro Limited, propriétaire de la cargaison du nitrate. Le parti chiite a par ailleurs une longue histoire avec le nitrate d’ammonium, un engrais pouvant entrer dans la composition d’explosifs, qui soulève des questions quant à son implication dans cette affaire.Mais peu importe, les avocats, et avec eux les manifestants, récitent leur leçon. Il s’agit de discréditer l’enquête accusée de servir l’agenda américain et de faire porter au Hezbollah, et plus généralement à la communauté chiite, la responsabilité de l’explosion. Devant les caméras, des manifestants brûlent des portraits du juge et de l’ambassadrice américaine, Dorothy Shea, tandis que d’autres semblent prendre un malin plaisir à les piétiner.
Peu avant 11h, les mobylettes font leur entrée sur la place, à grand renfort de klaxons. Les jeunes hommes bombent le torse et entonnent des chants à la gloire de Nabih Berry devant des avocats, tout sourire, qui les filment. « On va te piétiner Bitar », hurle l’un d’entre eux. « Ils sont en colère car ils se sentent ciblés par tout ce qui se passe. Si l’enquête s’était déroulée normalement, on n’en serait pas arrivé là », assure l’avocat Mohammad el-Hajj.
Puis vient le fracas des armes. En quelques minutes, l’ambiance change du tout au tout. Des tirs sont entendus du côté de Tayouné. « Ce sont les Ouwet (les Forces libanaises) qui nous ont tiré dessus », lance un militant du Hezbollah chargé de l’organisation, avant de quitter précipitamment la manifestation suivi par un groupe d’hommes. « On va se préparer pour ce soir », prévient-il.
Il ne sera pas nécessaire d’attendre aussi longtemps. Tout s’accélère. Une partie de la foule court vers la source des tirs, l’un des lieux les plus sensibles de la capitale : la zone de démarcation qui sépare le quartier de Aïn el-Remmané, fief des Forces libanaises et à majorité chrétienne, et celui de Chiyah, aux mains du tandem chiite. Les démons de la guerre resurgissent.
Une femme, terrorisée, fuit le quartier où ont lieu des affrontements. Photo João Sousa
Au loin, les tirs s’intensifient. Puis un tir de RPG retentit. La foule applaudit. « Pourquoi je suis là ? Parce que “labayka ya Nasrallah” (À tes ordres, Nasrallah) », lance un jeune homme qui a tagué cette même phrase sur un des blocs de béton posés devant le Palais de justice.
Qu’est-il en train de se passer à quelques dizaines de mètres de là ? Qui est en train de tirer et sur qui ? Pendant un moment, c’est le flou total. Et jusqu’à hier soir, le déroulé des événements n’était pas très clair. Les FL ont-elles ouvert les hostilités comme le prétend le tandem chiite ? Est-ce qu’elles l’ont fait en réaction à l’entrée de miliciens dans Aïn el-Remmané, comme des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux semblent l’indiquer ? Hier soir, l’on n’avait pas de réponses à ces questions. Mais l’armée a annoncé dans un communiqué avoir arrêté neuf personnes, dont un Syrien.
Les sirènes d’ambulance de la Croix-Rouge, qui ne cesse de faire des allers-retours dans la zone, se mélangent aux rafales d’armes automatiques. Rapidement, le sol est couvert de douilles, de débris en tout genre. De flaques de sang aussi.
Les routes perpendiculaires du rond-point Tayouné sont désertes. Dans les écoles des quartiers adjacents, les enfants sont cachés sous leurs pupitres ou assis à même le sol dans les couloirs. Les rares passants vont se réfugier dans les halls d’immeuble : les scènes de guérilla terrorisent les résidents de la zone, qui en ont pourtant vu d’autres.
« Le silence fait encore plus peur que les tirs », dit Ghia*, 21 ans, la voix tremblante. Quelques secondes plus tard, les tires reprennent de plus belle. « Voilà : après le silence, les tirs s’intensifient toujours », poursuit-elle par message audio, alors qu’elle est cloîtrée, seule, dans son appartement à Tayouné. « Mon immeuble tremble », dit-elle encore. Impossible pour elle de fuir la zone. Elle est prise en otage, à l’instar de tout le pays.
Des partisans d’Amal et du Hezbollah ont brûlé des portraits du juge Bitar et de l’ambassadrice américaine Dorothy Shea. Photo João Sousa
Un partisan du tandem, présent sur les lieux des affrontements, raconte sa version des faits. « On a entendu des coups de feu provenant de Aïn el-Remmané. Ceux parmi nous qui avaient des armes ont répliqué, car l’armée n’a pas bougé », raconte le jeune homme. Pour lui, « Bitar est au service de Geagea, qui lui-même est au service des Américains ».
Vers 12h30, alors que les tirs se calment un peu, des résidents, des badauds qui s’étaient réfugiés là où ils le pouvaient, commencent à sortir dans les rues avec une seule idée en tête : fuir les lieux.
« Ça fait un moment que nous sommes bloqués chez nous », lance une femme en colère. Elle a à peine fini sa phrase que les tirs reprennent. Un jeune homme en motocycle, qui a participé au rassemblement, tente de rentrer chez lui. « Mais qu’il y ait carrément une guerre ! » lance Salman, avant d’ajouter : « Ça nous sortira de cette m... » Pour lui, la grave crise économique que subit le Liban est le résultat d’une stratégie américaine ne visant qu’à faire plier le Hezbollah. « Ils sont tous contre les chiites, mais nous sommes les plus forts. Le Sayyed ne veut pas de guerre civile. Les chrétiens et les FL veulent la guerre », dit ce partisan d’Amal. Avant de quitter les lieux, il lance encore, avec une froideur déconcertante : « De cette guerre, nous sortirons gagnants. »
En quelques minutes, sans que l’on sache trop comment ni pourquoi, mais sans que cela ne surprenne vraiment personne pour autant, le pire du Liban est remonté à la surface.L’ordre milicien, né pendant la guerre et qui n’a jamais disparu depuis, a complètement repris ses droits pendant quelques heures hier. Au cœur de Beyrouth, et en rejouant sa vieille musique : celle des armes,...
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Chaque fois que notre pays a souffert de guerres civiles ce fût à cause des puissances étrangères. L'ennemi est déjà chez nous, c'est l'Iran et la Syrie. Autrefois c'était les Palestiniens et la Syrie. Ils profiteront toujours de nos divisions.
Zahar Nicolas
03 h 04, le 18 octobre 2021