Les dernières vingt-quatre heures ont été riches en enseignements. Sur de nombreux plans – politique, institutionnel, judiciaire, militaire, humain… –, les événements de la journée d’hier ont reflété des réalités diverses et conduit à la formation d’un tableau contrasté de la situation, qu’il s’agisse de celle du pays en général, des rapports de force entre les différents acteurs politiques et du bilan du protagoniste principal, le Hezbollah. Tirons-en les conclusions les plus marquantes.
Le premier constat est que l’ordre milicien continue de prévaloir au Liban plus de trente ans après la fin officielle de la guerre civile. D’aucuns, on les entend très bien, se précipitent à en rendre responsable celui qui, hier, a ouvert le feu en premier. Quel qu’il soit, le dénoncer relève d’une vision tronquée et superficielle des choses, tout comme est superficielle et trompeuse l’affirmation selon laquelle tout le monde est armé au pays du Cèdre. Oui, en effet, dans ce pays, tout le monde ou presque possède une arme, mais tout le monde n’en tire guère le même statut politique et géopolitique, les mêmes bénéfices dans l’ordonnancement général de la vie publique et de la gouvernance libanaises, le même rôle au service de tel ou tel projet régional.
Il y a trois décennies, les dirigeants d’un État libanais ployant sous la tutelle syrienne décidèrent de soustraire le Hezbollah à un processus d’intégration institutionnelle des milices de la guerre, sous prétexte qu’il était en charge de la « résistance » contre Israël. Comme s’il fallait tenir pour acquis que cette mission devait nécessairement échapper au contrôle de l’État libanais. De ce fait, c’est le tombeau de ce dernier qu’on entreprit de creuser depuis lors, alors même que le Liban sortait exsangue d’une guerre où l’absurdité suicidaire le disputait à la violence destructrice. La responsabilité de la perpétuation de l’ordre milicien incombe donc aux acteurs de ce péché originel, tout comme il incombe à ceux qui, aujourd’hui, y compris au cœur du mouvement de contestation du 17 octobre, continuent de minimiser l’impact, sur la crise multiforme que traverse le pays, du Hezbollah, de son arsenal aux proportions grotesques, de son action déstabilisatrice et de son statut obscène au regard de toutes les normes et lois des États et des nations. Sans oublier bien sûr la terrible responsabilité devant l’histoire de ceux qui, dans l’intervalle, ont, pour des raisons purement revanchardes, assuré au parti-État une légitimité et une couverture chrétienne inespérées après la fin de la tutelle syrienne en 2005.
Le deuxième constat est que dans cet ordre milicien, le fait de rester le plus fort sur le terrain ne signifie pas que le Hezbollah peut tout faire. À l’inverse de ce qui s’était passé le 7 mai 2008 à Beyrouth-Ouest, il sait désormais que l’entrée dans les régions chrétiennes est coûteuse pour lui, de quelque manière qu’il s’y présente. Meutes armées, motards agressifs ou procession pacifique, la distinction n’est guère de mise, parce que le Hezbollah est le Hezbollah et qu’un manifestant de ce parti n’est pas un manifestant ordinaire, qu’il est et restera une « chemise noire ».
Une troisième leçon à tirer est qu’on est entré de plain-pied dans la campagne des législatives de mars prochain, et que les principaux acteurs s’y préparent activement et cherchent à ne rien laisser au hasard. Dès lors, il est normal que le Hezbollah, qui doit être quelque peu inquiet des résultats décevants des supplétifs de l’Iran lors des élections irakiennes, veuille resserrer les rangs de sa base autour de lui. Sur ce plan, sachant la terrible efficacité des bonnes vieilles recettes lorsqu’il s’agit de réveiller les instincts confessionnels des Libanais, on peut supposer que la démarche du Hezb face à l’enquête sur la tragédie du port ainsi que les incidents d’hier seraient de nature à lui faciliter la tâche. En face, les Forces libanaises, parti dominant à Aïn el-Remmané, peuvent elles aussi tirer bénéfice de ce qui s’est passé hier dans ce secteur, dans la mesure où cela peut conforter la perception du « rôle protecteur » des FL auprès d’une partie importante de l’opinion chrétienne.
Une quatrième conclusion à dégager est que, si le Hezbollah a échoué jusqu’ici à déboulonner le juge Tarek Bitar, en charge de l’enquête sur le port, il reste qu’il sera de plus en plus difficile à tous les responsables de l’État, après les événements de ce « jeudi noir », de faire comme si de rien n’était. À l’évidence, le parti de Hassan Nasrallah a peur de l’enquête et veut d’emblée la neutraliser. Dont acte ! Dans la conception du Hezb et de son allié Amal, cela entre tout à fait dans la logique du consensualisme instauré à la conférence de Doha en mai 2008. Là où le bât blesse, c’est que dans ce domaine, les compromis sont impossibles, ils ne peuvent être faits qu’aux dépens de la justice et de la vérité…
Enfin, un dernier constat touche à l’attitude du président de la République et de ses proches. Contraints de caresser l’opinion chrétienne dans le sens du poil, sachant que celle-ci reste profondément choquée par la tragédie du port et qu’elle réclame massivement l’aboutissement de l’enquête, Baabda et le CPL prennent le risque d’une brouille sérieuse avec le Hezbollah. Lequel n’hésite d’ailleurs pas, de son côté, à pointer les casseroles que traîne le camp aouniste dans cette affaire. Clairement, sur ce sujet précis, le tandem chiite, tout comme d’ailleurs l’establishment sunnite, conteste la capacité du chef de l’État à s’abriter derrière les immunités que lui confère la Constitution pour échapper aux poursuites judiciaires. D’autre part, on voit bien que le camp présidentiel cherche toujours à soustraire à l’enquête le patron de la sécurité de l’État, Tony Saliba, un proche de Baabda. Dès lors, la crédibilité aouniste dans cette affaire en prend un sacré coup.
Au final, dans sa gestion du dossier, le juge Bitar aurait probablement été bien inspiré de chercher à mieux désamorcer les pièges politiques posés sur son chemin, notamment en montrant plus de détachement à l’égard du camp aouniste. Ce faisant, il n’aurait peut-être rien changé à l’attitude du Hezbollah par rapport à l’enquête, mais il l’aurait au moins privé de certains arguments...
Analyser les positions politiques du cpl n'est pas une propension pour les FL sauf pour ceux aveuglés par le aounistes-bassiliens...
08 h 03, le 19 octobre 2021