Créatif touche-à-tout doublé d’un sportif, Joe Arida se cherche entre publicité, marketing, histoire de l’art et psychologie, jusqu’au jour où il est invité à participer à une petite exposition collective à Beyrouth. Il y propose un objet lumineux réalisé avec les radiographies de ses multiples fractures de casse-cou invétéré et trouve une nouvelle vocation dans l’art populaire et les détournements d’objets. Rien ne l’exalte davantage que de chahuter les codes et mélanger les langages. Bien avant Dior, il réexhume la toile de Jouy, symbole par excellence du cocooning et de l’intérieur bourgeois, pour en décorer des planches de surf, elles-mêmes icônes de l’aventure et de la vie au grand air. En souvenir des grands soirs de Baalbeck dont il retrouve avec émotion des images en noir et blanc dans les archives familiales, il revisite l’abaya que les festivaliers jetaient sur leurs épaules par-dessus leurs habits de lumière pour se protéger du froid cinglant des nuits de la Békaa. Avec humour, il orne ces manteaux minimalistes de petites voitures symbolisant les embouteillages caractéristiques des routes libanaises, ou du fameux Phébus inspiré de la collection cosmique de Schiaparelli, clin d’œil à l’antique cité du soleil.
« Dans un monde qui prend feu et coule »
Le succès aidant, le créateur se focalise de plus en plus sur le textile et le vêtement. Il veut créer une mode engagée, durable, porteuse de messages inspirants. C’est l’époque d’une tendance à l’éponymie qui l’exaspère. Sa marque à lui ne portera surtout pas son nom, mais alors lequel ? Un soir, alors qu’à la télévision défilent des images anodines, il est attiré par la vidéo d’un ours se jetant sur un moineau et s’exclame : « La terre est folle ! » Le label est tout trouvé, le logo aussitôt dessiné et les étiquettes lancées. Spontanément, La Terre est folle, label antilabels, va lancer une collection de vêtements de sport et de t-shirts portant des slogans simples, puissants ou joyeusement impertinents. Une collaboration avec l’illustratrice Raphaëlle Macaron fait merveille.
Les commandes pleuvent. Joe Arida doit faire des acrobaties pour satisfaire les boutiques qui vendent ses produits. Mais le marché libanais s’appauvrit peu à peu jusqu’à mourir complètement. Le créateur s’oriente vers des marchés extérieurs, mais surtout, il se recentre sur ce qui lui semble essentiel. « Faire des vêtements en 2021, dans un monde qui prend feu et coule, ne suffit plus. On assume, on est responsables, concis et focalisé sur des messages importants. L’heure est grave et tout a changé depuis 2013. Mon pays régresse, le monde part en sucette et c’en est fini de l’insouciance – on doit se battre pour un monde propre, responsable, progressif et harmonieux. C’est ça qui compte, les t-shirts, on s’en fout », affirme celui qui vient de faire appel à une amie d’enfance, l’artiste Flavie Audi, pour redonner du sens à son travail à travers une collaboration pertinente.
Joyaux extraterrestres
Diplômée de l’AAA et du Royal College of Arts, Flavie Audi s’intéresse très jeune aux arts du feu avant de se dédier aux techniques verrières. À la fois liquide et solide, lourd et transparent, statique et mouvant comme le sable dont il est issu, malléable et iridescent, matériel et apparemment immatériel, le verre lui est magique. Mieux, entrant dans la composition des écrans et d’une grande partie des outils informatiques et digitaux qui menacent d’absorber le réel dans le monde virtuel qu’ils contribuent à créer, le verre, dans son innocente perversion, représente une menace. Aussi œuvre-t-elle depuis quelques années – avec un succès remarquable qui lui ouvre, à travers le monde, les portes de musées et galeries qui comptent – à domestiquer ce matériau rebelle à tous égards. Le verre, elle le moule, le pétrit, l’interroge, le provoque, le tend, le distend, le pousse dans ses derniers retranchements. Elle y voit une lave cosmique et le traite comme un joyau extraterrestre. Elle y introduit des couleurs minérales issues d’une nouvelle génération de colorants qui ne sont pas des pigments, mêlant ainsi le synthétique à l’organique pour créer des sculptures d’une sensualité inconnue. Depuis sa première exposition à New York en 2014, elle joue enfin avec le verre comme on brave un interdit, comme on cherche à percer un mystère, à créer au présent des paysages qui pourraient appartenir au futur. Fluid Rocks sera notamment suivie de Terra (In)firma, jeu de mots en italien sur ferme et infirme, un opus où elle introduit, cette fois, de nouveaux matériaux – ciment, bronze, résine, fibre de verre – pour former des monolithes fonctionnels, des tables si l’on veut, tombés tels des météores de son univers onirique. Elle fige la matière irisée en hydrolithes et découpe dans son eau dure des lagons cosmiques.
« Transposer sa folie »
Si « la terre est folle », Flavie l’est-elle aussi ? « Flavie n’a pas le temps d’être folle ni même les moyens », nous répond l’artiste, qui ajoute : « Mes œuvres me permettent de transposer toute ma folie. » Celle qui a déjà collaboré avec Alexander Lewis en 2016 et même développé en 2020 une collection de bijoux pour Balenciaga, encore au stade de prototypes, dit aimer « toutes sortes de fusions » (on ne s’en étonnera pas) et « l’interaction de mondes différents » (on ne s’en étonnera pas non plus).
Joe Arida nous révèle que Flavie Audi le soutient depuis la création de sa marque, et Flavie nous affirme qu’elle a toujours aimé le travail de Joe. À l’arrivée, souligne-t-elle, leurs deux univers en forment un troisième. Il est décliné en imprimés 3D de cailloux célestes qui tantôt gravitent en apesanteur et tantôt s’agrègent en un magma iridescent sur une ligne de vêtements de sport, de sacs, de t-shirts et de hoodies. Cette capsule que rendent infiniment précieuse tant le souci maniaque des finitions et de la qualité de La Terre est folle que la fascinante vision de Flavie Audi est déjà disponible sur le site laterreestfolle.com sous le label « Cosmogonic ».