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Nos Lecteurs ont la Parole

Joie éphémère d’un trottoir beyrouthin

Ce matin-là, c’était le jour de notre départ au village pour les grandes vacances d’été. Ma mère s’était levée dès l’aube, bien avant l’émission radiophonique de poésie « Ma’a as-sabah » de Nahida Fadli Dajani, qui nous réveillait tôt le matin, avec sa voix monocorde, à travers le son fouillis et grésillant du vieux poste de radio pour aller à l’école. Dans la petite cour couverte de sable gris, parsemée de petits cailloux, ma mère s’affairait, sous un olivier sauvage, à chauffer l’eau dans un grand bidon métallique noirci par des dépôts de suie de bois pour nous laver. Par la fenêtre de la chambre, au-dessus de la cour, je la regardais allumer son feu enveloppée par la fumée blanche, j’entendais les craquements de bois, les crépitements des flammes puis sa voix ; elle chantait Ya Hadia el-l’iss, sa chanson de prédilection. Avec mes frères, nous nous lavions ensuite l’un après l’autre près du feu dans la cour sous l’unique olivier, l’arbre aux grillons noirs, qui ne produisait pas d’olives.

À l’entrée du quartier, qui accueillait des exilés ruraux venant du Sud-Liban à la recherche de leur gagne-pain à Beyrouth, nous attendions sur le trottoir l’arrivée du vieil autobus (bosta). Nous étions en habits de fête, habillés à l’identique, en shorts rouges et chemises blanches à manches courtes. Nous portions des sandales en plastique avec des chaussettes longues qui allaient jusque juste en dessous du genou. La famille n’était pas au grand complet, mon père manquait toujours à l’appel : boulanger, payé à la journée, il n’avait pas droit à un congé.

Nos baluchons, confectionnés avec de vieux draps, remplis de vêtements froissés, étaient posés à même le sol. Je tenais l’anse sur l’intérieur du coude, bras plié, du panier en bambou tressé chargé des aliments de collation pour la route : des sandwiches mal roulés, préparés avec le reste du repas froid de la veille. Mon frère aîné tenait fermement une grande photo dans un cadre que mon père lui avait confié. J’ignorais tout de cette photo, je n’avais jamais vu la personne et mon père n’en parlait jamais. L’attente était longue, nous nous tenions debout, nos visages blêmes de chaleur, nos sandales en plastique échauffaient la plante de nos pieds sur le trottoir brûlant.

L’aide-chauffeur, qui charge et décharge les bagages sur le toit, annonça l’arrivée du vieil autobus en jouant du mijwiz (double flûte en roseau), à souffle continu, qui vibrait sur la même note, les joues distendues au maximum, les tempes et les veines gonflées tout en se balançant d’avant en arrière. Des voyageurs descendaient de la « bosta » et se joignaient à ceux qui étaient sur le trottoir. En ligne, femmes, hommes, jeunes et vieux étaient alignés les uns à côté des autres en se tenant fermement par la main, le bras étendu le long du corps, les épaules se touchant et les pieds frappant le sol avec force. Les hommes, euphoriques, poussaient des cris énergiques, les pas résonnaient sur les pavés. Happé par les timbres envoûtants du mijwiz, mon frère aîné, malgré son jeune âge et sa taille, devint le meneur, le chef de file, de la dabké ; il donna le ton en entraînant des danseurs avec lui : il tenait par la main gauche la main de son second et sous le bras droit il portait la photo dans un grand cadre. De temps en temps, il évoluait seul en lâchant la main du second, il faisait des mouvements autour de nos baluchons. Quant à moi, tout en restant immobile sur le trottoir, devenu un lieu de rassemblement joyeux et festif, je fis tournoyer en l’air mon mouchoir en lambeaux pour exprimer ma joie. Le bonheur fut éphémère, car le chauffeur donna l’ordre de départ en criant très fort : « Allez, montez et prenez vos places ! »

Au village, par une nuit sans lune, j’observais la pluie à la lumière d’un lampadaire d’éclairage public. C’était la pluie des olives qui dure une journée, lave les arbres, mûrit les fruits. Elle annonce l’imminence de la récolte, la fin de l’été et notre retour à Beyrouth. Le jour du départ, à ma très grande surprise et ma déception, le vieil autobus, en passant devant notre maison, ne s’arrêtait pas, mais continuait plutôt son chemin : il était bondé de monde et le toit surchargé de bagages insolites. L’aide-chauffeur, joueur du mijwiz, nous fit signe de la main. Finalement, on s’était organisé différemment pour rentrer. Ma mère, en rangeant mes vêtements de voyage, trouva un mouchoir dans la poche de mon short bouclé de telle sorte qu’il puisse tournoyer dans ma main : je m’étais préparé pour danser sur le trottoir.

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Ce matin-là, c’était le jour de notre départ au village pour les grandes vacances d’été. Ma mère s’était levée dès l’aube, bien avant l’émission radiophonique de poésie « Ma’a as-sabah » de Nahida Fadli Dajani, qui nous réveillait tôt le matin, avec sa voix monocorde, à travers le son fouillis et grésillant du vieux poste de radio pour aller à l’école....

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