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Société - Focus

Conjuguer sécurité alimentaire et coupures de courant : le casse-tête des restaurateurs libanais

Certains jettent de la nourriture, d’autres investissent dans un second générateur : les restaurateurs prêts à tout pour ne pas perdre la confiance des clients.

Conjuguer sécurité alimentaire et coupures de courant : le casse-tête des restaurateurs libanais

Pour les restaurateurs, les coupures dantesques de courant sont un véritable casse-tête. Photo Marc Fayad

Hassan Hammoud n’avait aucune alternative. Le courant avait été coupé pendant deux heures. Il lui était dès lors impossible d’être sûr à 100 % que la crème glacée et la viande stockées dans le congélateur et les réfrigérateurs de son restaurant étaient toujours propres à la consommation. Alors, il a tout jeté. Il y en avait là pour un million de livres libanaises.

Avec des coupures de plus en plus longues au niveau de l’alimentation en électricité fournie par l’État libanais, qui désormais entraînent, parfois, une surcharge et des pannes des générateurs de secours, assurer la sécurité alimentaire des denrées est devenue de plus en plus difficile et coûteux. Les restaurateurs ont deux options : payer un supplément pour se connecter à un second système d’alimentation de secours en électricité ou risquer des pannes de courant prolongées et donc la mise au rebut des aliments potentiellement avariés en raison d’un manque de réfrigération. Les deux options sont coûteuses.

Il y a quelques semaines à peine, Hassan Hammoud, propriétaire du restaurant Dar el-Gemmayzé, a reçu une facture du fournisseur étatique, Électricité du Liban, pour… 2019. Cette facture tardive, pour ce qu’il décrit comme « l’électricité qui ne vient jamais », se montait à 20 000 000 LL. Mais ce « montant exorbitant », dit-il, n’est qu’une infime partie des dépenses en électricité de son entreprise ce mois-ci.

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Il a également dû payer 1 200 dollars, en devise et en espèce, pour réparer un transformateur électrique en panne à la suite d’interruptions répétées de l’alimentation électrique, ainsi que 12 millions de livres libanaises pour l’abonnement mensuel au générateur privé du restaurant. Début 2021, l’abonnement se montait encore à 3 millions de livres libanaises par mois. Avec l’aggravation des crises, financières et en électricité, la dépendance aux générateurs a explosé, et les prix avec.

Reste que ce surcoût est inévitable. Les restaurateurs sont obligés de trouver leurs propres solutions aux pannes de courant, quelle que soit leur charge financière, soutient M. Hammoud, car les coupures d’électricité sont « problématiques pour les produits réfrigérés pendant la saison estivale et dangereuses pour le consommateur ». L’alternative serait de « perdre la confiance de nos clients », dit-il.

Étienne Sabbagh, propriétaire du restaurant Baron dans le quartier de Mar Mikhaël, à Beyrouth, et qui représente également ses collègues de Mar Mikhaël et Gemmayzé au syndicat des restaurateurs, est confronté au même défi. La plupart des générateurs n’étant pas conçus pour fonctionner de manière ininterrompue – ils surchauffent s’ils sont allumés pendant trop d’heures consécutives – et les restaurants ne pouvant travailler sans électricité, son entreprise et d’autres entreprises d’alimentation et de boissons « ont dû s’abonner à un autre service de générateurs, qui prend le relais quand le premier s’arrête ».

Ghassan Kassab, propriétaire du restaurant Kassab à Haret Hreik, va plus loin encore. Il a investi dans son propre générateur afin de pouvoir combler les lacunes qui surviennent lorsque le propriétaire du générateur auquel il est abonné l’éteint alors que l’alimentation électrique de l’État est coupée. Une solution qui s’accompagne d’un défi supplémentaire pour M. Kassab : trouver suffisamment de carburant dans un contexte de grave pénurie de diesel à l’échelle du Liban, pour faire tourner ce générateur de secours.

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Les restaurateurs déclarent avoir reçu peu de soutien extérieur pour faire face aux coupures de courant. Juste après l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, « l’Allemagne a fourni un certain nombre de générateurs aux restaurants des zones touchées pendant quatre mois ». Mais au bout de cette période, les restaurants ont été laissés à eux-mêmes, déclare Hassan Hammoud.

Un système de régulation faible

La crise de l’électricité et les risques associés en termes de sécurité alimentaire viennent s’ajouter à un système déjà faible d’application des normes de sécurité alimentaire.

Une loi sur la sécurité sanitaire des aliments, adoptée en 2015, prévoit la création d’une commission de la sécurité sanitaire des aliments qui serait chargée d’établir les réglementations en la matière et de superviser leur mise en œuvre. Cette commission n’a, toutefois, jamais été mise en place. Bien qu’un président ait été nommé en 2018 pour la diriger, en pratique, il n’est pas en mesure de fonctionner sans équipe, explique à L’Orient Today Ismat Kassem de l’ONG Association libanaise pour la sécurité alimentaire. En l’absence d’un organisme de surveillance, les inspections gouvernementales de la sécurité des aliments sont décousues.

Nabil Rizkallah, fondateur et PDG de GWR Consulting, une entreprise qui propose une formation au contrôle de la qualité et à la sécurité alimentaire, souligne que les inspections gouvernementales des restaurants « ne sont pas cohérentes et ne suivent pas une procédure appropriée ». « Le gouvernement ne surveille pas tous les restaurants mais enquête plutôt sur ceux qui sont signalés », explique-t-il.

« La dernière fois que nous avons eu des inspections du ministère de la Santé remonte au mandat de Waël Bou Faour (ministre de la Santé en 2016) », explique Hassan Hammoud, propriétaire de Dar el-Gemmayzé. Par le passé, ajoute le propriétaire du Baron, Ghassan Sabbagh, le ministère de la Santé envoyait des inspecteurs une fois tous les deux mois. Mais après l’explosion du port de Beyrouth et les fermetures dues au Covid-19, le rythme des visites s’est ralenti. « Il n’y a pas assez d’inspecteurs ou de personnel pour inspecter tous les restaurants de Beyrouth », explique-t-il.

En outre, la responsabilité des contrôles de santé gouvernementaux est répartie entre les différents ministères. Selon Rida Moussawi, porte-parole du ministère de la Santé, les ministères de l’Économie, de l’Agriculture et de la Santé, ainsi que les municipalités, sont tous autorisés à effectuer des inspections. Les municipalités, poursuit-il, jouent le rôle principal dans l’inspection périodique des restaurants, puis appellent les équipes du ministère à fermer les entreprises dans lesquelles les normes de qualité ne sont pas respectées. M. Moussawi n’a pas été en mesure de fournir de statistiques sur le nombre ou la fréquence des inspections en cours.

Menaces pour la santé

Pour les responsables, la sécurité alimentaire ne semble pas être une priorité dans le contexte actuel libanais marqué par une forte instabilité financière ainsi que des incertitudes, déplore Ismat Kassem de l’Association libanaise pour la sécurité alimentaire. L’État devrait prendre le risque d’intoxication alimentaire plus au sérieux, martèle-t-il. « En 2019, un repas sur quatre (au Liban) était contaminé d’une manière ou d’une autre, dit-il. Ce pourcentage augmente inévitablement pendant une crise ».

Actuellement, il n’existe pas de statistiques nationales permettant de déterminer si les cas d’intoxication alimentaire ont augmenté. Le directeur de l’hôpital universitaire Rafic Hariri, Firas Abiad, déclare ne pas avoir été témoin d’un nombre inhabituel de cas récemment, ajoutant « qu’il n’est pas rare de voir plus de gastro-entérites pendant les mois d’été ».

Cependant, le 22 juin dernier, l’Agence nationale d’information (ANI, officielle) rapportait que 10 personnes du camp de réfugiés palestiniens de Beddaoui, dans le nord du Liban, avaient été transférées à l’hôpital al-Kheir de Minié suite à un cas d’intoxication alimentaire. Un enfant a été gravement malade et a développé des complications, était-il précisé.

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Alors que le système médical libanais souffre à la fois des répercussions de la crise économique et de la pandémie de Covid-19, les cas d’intoxication alimentaire représentent à la fois une menace sanitaire accrue et un fardeau financier, souligne Kassem.

Le matériel médical et les médicaments se font de plus en plus rares, ce qui augmente le risque de complications. Dans certains cas, explique M. Kassem, une intoxication alimentaire peut entraîner de graves problèmes de santé tels que l’insuffisance rénale et l’empoisonnement du sang. Et les factures d’hôpital représentent un fardeau supplémentaire pour les familles à court d’argent et pour la Caisse nationale de Sécurité sociale, dit-il.

Même sans hospitalisation, les intoxications alimentaires sont loin d’être anodines.

C’est après avoir mangé un hamburger de poulet à Beyrouth, il y a trois semaines, que Lory Sleiman a subi une intoxication alimentaire, raconte-t-elle à L’Orient Today. Les premiers symptômes sont apparus deux heures après son repas : des ballonnements accompagnés de nausées et de vomissements. Elle estime que la sauce à l’ail pourrait être à l’origine du problème car plusieurs jours après sa guérison, la simple odeur de l’ail la rendait nauséeuse.

Mayda Azoury, également originaire de Beyrouth, a vécu un cas similaire à peu près à la même période. Elle blâme, en ce qui la concerne, de la viande de bœuf consommée dans un autre restaurant de la capitale. « Après avoir mangé au restaurant ce soir-là, j’ai eu des douleurs aiguës à l’estomac. Je n’ai rien pu avaler le lendemain à cause des nausées », se souvient-elle.

La plupart du temps, indique Nabil Rizkallah, fondateur et PDG de GWR Consulting, les gens ne savent pas ce qui les a rendus malades. « Par exemple, un cas d’irritabilité ou d’infection alimentaire ne suffit pas pour confirmer que le restaurant est en cause. Un seul hamburger ne peut être avarié, ils le sont tous ou pas du tout », assure-t-il.

D’autres experts expliquent que les bactéries nocives qui causent les intoxications alimentaires peuvent également être attrapées ailleurs. Les bactéries qui causent des problèmes ne proviennent pas seulement de la nourriture et de l’eau potable, insiste Ismat Kassem. On peut être infecté en pratiquant une activité récréative, ajoute-t-il. Les gens peuvent également être intoxiqués à cause des plages et des rivières polluées, renchérit Maya Békhazi Noun, membre du conseil d’administration du syndicat des restaurateurs.

Dans certains cas, les conséquences d’une intoxication alimentaire peuvent être graves.

La première étude à l’échelle nationale des données sur la sécurité alimentaire et l’acceptabilité des aliments au Liban, publiée en 2020 par la faculté des sciences agricoles et alimentaires de l’Université américaine de Beyrouth, a mis en garde contre la bactérie Listeria, qui peut être mortelle pour les bébés à naître. L’étude révèle que la Listeria est présente dans certaines viandes et produits laitiers trouvés au Liban. L’analyse a montré que 55 % de l’eau, 49 % des épices, 34 % de la viande rouge, 31 % des volailles et 28 % des produits laitiers échantillonnés pour l’étude étaient contaminés par des bactéries considérées comme présentant un risque pour la sécurité alimentaire des consommateurs. Les contaminants biologiques les plus couramment détectés étaient des bactéries sulfato-réductrices, la bactérie Escherichia coli (E. coli), des coliformes, le staphylocoque doré (Staphylococcus aureus) et la salmonelle. L’étude conclut que « le Liban a besoin de programmes rigoureux et durables pour surveiller la qualité et la sécurité des aliments. Compte tenu du manque de ressources, nous recommandons de mettre l’accent sur de vastes programmes de sensibilisation qui visent à améliorer les connaissances en matière de sécurité sanitaire des aliments ».

Charges supplémentaires pour le secteur de la restauration

Étant donné le manque de ressources gouvernementales, de nombreux restaurants font appel à des consultants en sécurité des aliments pour s’assurer qu’ils respectent les normes de qualité. Cependant, l’aggravation de la crise économique au Liban, qui a vu la monnaie nationale perdre plus de 90 % de sa valeur, pousse certains restaurants à annuler leur adhésion à de tels programmes.

« La crise économique est financièrement lourde pour certains restaurateurs (rendant difficile pour eux) de souscrire à des services de conseil », explique Hassan Hammoud. La livre libanaise ayant dramatiquement perdu de sa valeur par rapport à la parité officielle de 1 507,5 LL (le taux de change, sur le marché parallèle, flirtait avec les 18 000 ce week-end, NDLR), de nombreux consultants ont ajusté leur tarification – soit en augmentant leurs prix en livres, soit en utilisant le dollar libanais, ou « lollar », au taux de change de 3 900 LL.

Afin de maintenir la sécurité alimentaire et de compenser l’augmentation des coûts, le syndicat des restaurants et d’autres groupes, tels que l’agence d’aide américaine USAID, ont financé GWR sur deux ans pour offrir des inspections et des conseils Covid-19 gratuits à tous les restaurants, indique Tania Abou Merhi, directrice générale adjointe de GWR.

Les services de sécurité alimentaire, en revanche, ne sont pas financés, et compte tenu de la détérioration de la situation économique, « le nombre de restaurants cherchant des conseils en sécurité a diminué, précise-t-elle. De tous les services (service client, emballage, livraison, etc.), les services de sécurité alimentaire sont les derniers qui devraient être compromis », martèle-t-elle.

Les rapports de GWR suggèrent que les normes, du moins des établissements abonnés à ses services, restent élevées. Au cours des six derniers mois, plus de 90 % des 50 restaurants inspectés se sont révélés respectueux de l’hygiène personnelle et des mains, révèle l’un de ses récents rapports.

Les restaurateurs assurent également qu’ils ne compromettent pas la sécurité alimentaire, mais qu’ils envisagent plutôt d’autres domaines dans lesquels faire des économies. « Nous ne transigeons pas sur les normes alimentaires mais plutôt sur la qualité des emballages », explique ainsi Ghassan Kassab. Hassan Hammoud indique faire des économies sur la qualité des serviettes. Il a également suspendu son projet d’ustensiles respectueux de l’environnement en raison de contraintes financières.

Aujourd’hui, les propriétaires de restaurants expliquent à L’Orient Today qu’ils demandent de la part du gouvernement un soutien dans plusieurs domaines, via notamment la suppression des taxes et le lancement de programmes et de campagnes touristiques qui encourageraient les étrangers et les locaux à vivre l’expérience du restaurant libanais. Les restaurateurs espèrent également une aide du secteur privé, et notamment des propriétaires de leurs locaux, via, par exemple, une certaine clémence sur le paiement et les échéances des loyers.

Hassan Hammoud, estime, pour sa part, que le gouvernement devrait carrément exempter les restaurants des factures d’électricité pendant la crise. « Nous ne voulons pas gagner d’argent ou générer des revenus, nous voulons juste survivre », conclut-il.

(Cet article a été originellement publié en anglais par L’Orient Today, le 25 juin 2021)

Hassan Hammoud n’avait aucune alternative. Le courant avait été coupé pendant deux heures. Il lui était dès lors impossible d’être sûr à 100 % que la crème glacée et la viande stockées dans le congélateur et les réfrigérateurs de son restaurant étaient toujours propres à la consommation. Alors, il a tout jeté. Il y en avait là pour un million de livres libanaises. Avec...

commentaires (1)

Toute ma sympathie à ces restaurateurs qui font leur travail avec conscience. Mais y a-t-il encore beaucoup de Libanais qui peuvent aller au restaurant?

Politiquement incorrect(e)

18 h 52, le 29 juin 2021

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Commentaires (1)

  • Toute ma sympathie à ces restaurateurs qui font leur travail avec conscience. Mais y a-t-il encore beaucoup de Libanais qui peuvent aller au restaurant?

    Politiquement incorrect(e)

    18 h 52, le 29 juin 2021

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