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Société - Portrait

Mohammad el-Bay, parcours d’un manifestant accusé de terrorisme

Le jeune homme de 25 ans, malade, a vécu quatre mois d’enfer.

Mohammad el-Bay, parcours d’un manifestant accusé de terrorisme

Ziad embrasse son petit frère Mohammad el-Bay. Photo João Sousa

Plus que quelques minutes. Après quatre mois passés en détention provisoire et cinq heures à attendre que les officiers finissent de remplir les dernières paperasses, Mohammad el-Bay s’apprête à franchir, enfin, le pas de la prison de Roumié. Pour l’accueillir, son frère Ziad, qui commençait à perdre patience et espoir. Le visage osseux, le regard perdu, Mohammad semble sorti tout droit d’un mauvais rêve. Pas d’effusion de joie, pas même un sourire. Son frère se précipite vers lui, l’enlace et l’embrasse. Mais le jeune homme de 25 ans ne réalise toujours pas ce qu’il lui arrive. « Je suis accusé de terrorisme, je ne pensais pas que j’allais sortir. C’est pour ça que je n’y crois pas », lâche-t-il au bout de quelques minutes.

Mohammad a grandi à Qobbé, l’un des quartiers les plus pauvres de Tripoli. Il ne sait ni lire ni écrire. Déscolarisé à l’âge de 8 ans, il commence à travailler à 12 ans, en tant qu’homme à tout faire, dans un des souks de la ville. « Ce n’était pas vraiment un travail. Il aidait les gens à déplacer des meubles, offrait ses services, et parce qu’il leur faisait de la peine, ils lui donnaient en retour quelques billets de mille, explique Ziad, la quarantaine, qui se sent responsable de son petit frère. Avec cet argent, il achetait des billes et jouait pendant des heures avec les enfants. Dans sa tête, il a le même âge qu’eux. » Mohammad est sous antidépresseur et fait des crises d’épilepsie depuis l’âge de sept ans. Il n’a jamais reçu aucune aide de la part de l’État libanais. Il habite dans un petit appartement avec sa mère, son petit frère, deux belles-sœurs dont les maris sont en prison et leurs enfants.

Mohammad el-Bay montre une balle en caoutchouc qui l’a atteint durant les manifestations. Photo João Sousa

« Tout ce que je veux, c’est apprendre à lire et à écrire »

Sa vie a basculé le 28 janvier dernier. Ce soir-là, les pneus en feu et les bombes lacrymogènes s’invitent sur la place al-Nour et devant le Sérail. Tripoli gronde depuis quatre jours contre la cherté de la vie. La répression des forces de l’ordre a déjà fait deux morts, Omar Tayba et Oussama Ghemraoui, et des centaines de blessés. Mohammad est dans la rue comme les autres. « Tout ce que je veux, c’est apprendre à lire et à écrire, et pouvoir acheter mes médicaments », dit-il à L’OLJ à l’époque. Il bouillonne. Court dans tous les sens. Ne veut rien manquer de ce spectacle qui le sort de la violence silencieuse de son quotidien. Mais les choses se compliquent aux alentours de 23 heures : les manifestants ont mis le feu au bâtiment historique de la municipalité. Le lendemain, il est arrêté par les services de renseignements des Forces de sécurité intérieure (FSI) sur le chemin de sa maison. « Ils se sont jetés sur moi, m’ont menotté et m’ont fait monter dans un 4 x 4. Un officier m’a frappé en me donnant un coup de pied au ventre. Quelqu’un m’a accusé d’avoir jeté un cocktail Molotov et d’avoir volé la porte du Sérail », raconte le jeune homme la voix tremblotante. « Ils m’ont pris au quartier général de la direction des FSI à Achrafieh, j’y suis resté un ou deux mois, puis ils m’ont transféré à Roumié, au mois de mars je crois. »

Pour mémoire

« Lorsque j’ai appris que mon fils était accusé de terrorisme, j’ai senti que je l’avais perdu à jamais »

Mohammad est alors lâché entre les mains du tribunal militaire, le plus sévère et le plus opaque de tout le système judiciaire libanais. Celui-ci se considère compétent pour juger les civils – une aberration dénoncée depuis des années par plusieurs ONG – s’il y a interaction avec les services de sécurité ou leurs employés. Les FSI ont déclaré que les manifestants avaient utilisé des pétards, des pierres et des cocktails Molotov sur les gendarmes présents à l’intérieur du Sérail et qu’ils avaient également lancé trois grenades, dont deux ont explosé, en direction de l’entrée du bâtiment.

Le 22 février, le parquet militaire l’inculpe pour plusieurs chefs d’accusation, dont ceux de terrorisme, vol de biens publics, usage de la force et formation d’associations criminelles. « Mohammad terroriste ? Sérieusement ? Ce gamin ne sait même pas aligner deux mots », s’exclame Rabih, son voisin de 47 ans, dans une franche colère. « Est-ce que j’ai une tête de terroriste ? » interpelle Mohammad avec la gorge nouée. Trente-cinq autres personnes ont été inculpées pour le même chef d’accusation. Les avocats des détenus considèrent que la dureté des accusations s’explique entre autres par une volonté de frapper fort afin de dissuader les futurs éventuels manifestants. « Ils ont été arrêtés chez eux, dans des espaces publics, durant ou après les manifestations, à des postes de contrôle », explique Me Ghida Frangié, membre du Comité des avocats pour la défense des manifestants qui travaille au sein du Legal Agenda. Dans un rapport paru le 30 mars, Human Rights Watch a dénoncé des cas de disparitions forcées, de torture ainsi que des violations de procédure officielle lors d’interrogatoires en lien avec les manifestations de Tripoli. Les forces de l’armée libanaise ont nié ces allégations et affirmé qu’elles enquêtaient en interne, mais n’avaient pas l’intention de « rendre les résultats publics ».

Oum Zakki, la mère de Mohammad el-Bay. Photo João Sousa

« Je voulais que l’officier arrête de me faire du mal »

La majorité des détenus a été interrogée dans un premier temps sans avocat. « Ils m’ont demandé si j’en voulais un, je leur ai dit que je ne savais pas. Je pensais que je devais payer et je n’ai pas d’argent. Quand j’ai vu le juge pour la première fois, je lui ai même dit que je n’avais rien pour le rémunérer », explique Mohammad, décontenancé. Les officiers auraient normalement dû l’informer qu’il a le droit à un avocat pro bono. « Généralement, dans ce genre de cas, le procès-verbal est falsifié : les dates d’arrestation ne correspondent pas à la date officielle, et il est inscrit que le détenu ne veut pas d’avocat », explique Me Raad, membre du Comité des avocats pour la défense des manifestants, qui s’occupe notamment du cas de Mohammad.

Le procureur militaire, Fadi Akiki, engage dans un premier temps les poursuites contre les manifestants sur la base des articles 309 et 310 du code pénal qui criminalisent les bandes armées souhaitant commettre des crimes contre l’État. « Or, ces articles ont été suspendus et remplacés par la loi de 1958 à l’époque de Camille Chamoun », explique Me Raad. Marcel Bassil, le juge d’instruction militaire, demande alors à son collègue de revoir sa copie. Il l’informe également qu’un des détenus, Mohammad el-Bay, a avoué le vol de la porte du Sérail. « J’étais obligé, je voulais que l’officier arrête de me faire du mal, je voulais en finir. J’ai menti et dit que j’avais revendu la porte à 30 000 livres. Je ne me souviens plus trop de ce qui s’est passé, à cause des coups », raconte le jeune homme non sans nervosité. « Ils ont utilisé la violence pour que les accusés plaident coupable ou accusent les autres d’avoir commis des crimes », dénonce Me Raad.

Pour mémoire

Disparition forcée et tortures : HRW dénonce le traitement des activistes détenus

Tout au long de la procédure, les détenus vont être relâchés par petits groupes et à différents intervalles. « Légalement, ça n’a pas de sens ; politiquement, c’était pour montrer que ces inculpations ne sont pas infondées », explique Me Raad. Mohammad est le dernier à être remis en liberté. Mais l’affaire n’est pas close.

« Elle voulait se tuer, et nous avec elle »

À sa sortie de prison, Ziad tente de lui remonter le moral. « Tu t’es embelli à cause du manque de soleil. Et puis tu as grossi », blague-t-il en lui tapautant l’épaule. « Il n’y a rien à faire dedans à part dormir et manger », rétorque froidement Mohammad. Sur le chemin du retour vers Tripoli, il donne quelques détails sur ses conditions de détention. « J’ai beaucoup souffert. La nourriture était de mauvaise qualité, l’eau de la douche était boueuse, mon corps est rempli de boutons, il n’y avait même pas d’eau potable. Et pour avoir mes médicaments, c’était difficile ; parfois, je n’y avais pas accès. J’ai fait des crises de nerfs à l’intérieur. » La prison de Roumié connaît une surpopulation carcérale. La vie des détenus s’est d’autant plus détériorée depuis le début de la crise économique et financière qui frappe le pays de plein fouet. Dans la voiture, il sort un bout de carton sur lequel il a noté les numéros de ses proches. « Parmi eux, c’est ma mère qui m’a le plus manqué. » Son père, Ahmad, employé de banque avant de devenir gérant de magasin, est mort un mois après sa naissance. « La vie a été dure. Ça a été une souffrance pour lui. Parfois, il me posait des questions sur son père pour savoir ce qu’il faisait dans la vie, comment il était avec nous », relate Ziad en fondant en larmes. Sa mère se retrouve seule à s’occuper de cette grande fratrie de 11 enfants issus d’un premier mariage (Mohammad est le dernier). Elle est livrée à elle-même, se doit de trouver un travail, mais a du mal à joindre les deux bouts et à s’occuper d’eux. « Quand je rentrais du travail, je les retrouvais dans la rue », se rappelle Oum Zakki, 60 ans.

Mohammad avait un an et demi quand sa mère l’a confié à l’orphelinat avec trois autres de ses frères et sœurs. « Un soir, en rentrant à la maison et en voyant le biberon vide de Mohammad, je me suis effondrée. Je n’avais pas les moyens d’acheter du lait », confie Oum Zakki en tentant de retenir ses larmes. Ce soir-là, elle part en vrille. Elle décide de mettre le feu à la maison où elle se trouve avec ses enfants. Ses deux fils les plus âgés l’en empêchent. « Elle voulait se tuer, et nous avec elle. Elle est tombée par terre et s’est mise à pleurer. Nous avons décidé que la seule solution était de les mettre dans un orphelinat », explique Ziad, la voix rauque. Mohammad y reste jusqu’à ses huit ans. C’est ici que ces premières crises d’épilepsie ont commencé. « Quand j’étais à l’orphelinat, je passais la majorité du temps à l’hôpital », se remémore-t-il. « Regarde mes doigts, jusqu’à maintenant, tu peux voir la morsure à cause d’une de ces crises », dit Sana›, une surveillante dans l’orphelinat. « Il savait qu’il avait une maladie, tout ce qu’il voulait, c’était de la tendresse. Ce n’était pas un bon élève, mais il était toujours pressé d’aller à l’école, témoigne Raja, une autre employée. Sa mère revenait les voir quand elle le pouvait... C’est une femme qui a fait beaucoup de sacrifices. » Oum Zakki a récupéré ses enfants lorsque l’un de ses fils s’est marié et que sa belle-fille, adolescente, a pu s’en occuper. « Mohammad ne dort que quand je suis à côté de lui », dit son frère cadet, Moustapha, issu du second mariage de sa mère, aujourd’hui divorcée. Elle admet que son fils monte vite dans les tours si quelqu’un l’embête, mais se calme tout aussi vite. « Les gens du quartier et ses collègues étaient tous stupéfaits quand il a été arrêté », poursuit la mère.

« Ça me rappelle les jours heureux »

La voiture arrive à Tripoli. « Regarde tout ce monde ! » s’étonne le jeune homme. Ses yeux sont rivés sur la place al-Nour. « Ça me rappelle les jours heureux », lance-t-il en référence au soulèvement d’octobre 2019. L’expérience traumatisante de la prison ne l’a pas découragé de retourner manifester. Mais il ne voit plus les militaires de la même façon. « Une fois, un militaire m’a frappé, je me suis enduit d’essence parce que je préférais mourir plutôt que de le frapper en retour », dit-il le plus sérieusement du monde. C’est aussi durant les manifestations qu’il a rencontré une jeune femme dont il est tombé amoureux. « Il a commencé à se faire beau pour elle », se rappelle Yahia el-Hassan, un de ses amis rencontré lors de la thaoura. Mais cela n’a mené à rien. À son évocation, Mohammad reste muet pendant de longues minutes avant de finir par dire : « Tu as besoin d’argent pour te marier… » Arrivé sur la place al-Nour, des dizaines de personnes l’attendent pour le raccompagner chez lui. La foule le porte sur ses épaules et saute aux rythmes des tambours. « Mon fils, c’est un battant », se réjouit sa mère tout en dansant. Pendant un bref instant, son fils est un héros.

Plus que quelques minutes. Après quatre mois passés en détention provisoire et cinq heures à attendre que les officiers finissent de remplir les dernières paperasses, Mohammad el-Bay s’apprête à franchir, enfin, le pas de la prison de Roumié. Pour l’accueillir, son frère Ziad, qui commençait à perdre patience et espoir. Le visage osseux, le regard perdu, Mohammad semble sorti tout...

commentaires (5)

Le rédactionnel de l’article est digne d’un enfant de dix ans, dommage! Mais le fond est éloquent, et donne le tournis de savoir qu’au 21nième siècle l’arbitraire, la torture et la justice sélective existent dans le beau pays du Cèdre. Jean de la Fontaine 1621/1695, : Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir…c’est explicite !

Le Point du Jour.

13 h 38, le 23 mai 2021

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Commentaires (5)

  • Le rédactionnel de l’article est digne d’un enfant de dix ans, dommage! Mais le fond est éloquent, et donne le tournis de savoir qu’au 21nième siècle l’arbitraire, la torture et la justice sélective existent dans le beau pays du Cèdre. Jean de la Fontaine 1621/1695, : Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir…c’est explicite !

    Le Point du Jour.

    13 h 38, le 23 mai 2021

  • Il y a quand même encore quelques pépites dans ce journal qui n'est même plus un journal d'information.

    Christine KHALIL

    20 h 41, le 22 mai 2021

  • Ce "tribunal militaire" est toujours de la partie pour diaboliser la rue sunnite et angéliser les Michel Samaha et autres diables de l'Axe de l'Imposture safavide. Merci à cet article de montrer la misère humaine par excellence de ces déshérités de Tripoli.

    Citoyen libanais

    14 h 55, le 22 mai 2021

  • Les vrais terroristes sont les gens au pouvoir , c'est ceux qui sèment la terreur parmi la population . Ceux sont ceux qui au nom de la justice sèment la terreur parmi le peuple pour installer le silence.

    DRAGHI Umberto

    14 h 50, le 22 mai 2021

  • Et dire que les 4 ou 5 personnes les plus riches du liban sont de TRIPOLI NAJIB MIKATI, s’il lit ceci.... il devrait se poser la question sur ce qu’il devrait faire pour cette famille Les KARAMÉ aussi Et toutes ces personnes .

    LE FRANCOPHONE

    12 h 16, le 22 mai 2021

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