Les images en provenance de Gaza et de Jérusalem font la une de tous les écrans depuis deux semaines et suscitent un élan de solidarité sur les scènes internationale et arabe. Si une partie de la population se sent directement concernée par les événements qui se déroulent de l’autre côté de la frontière, de nombreux Libanais les abordent toutefois avec scepticisme, crainte, voire indifférence. « Je suis placide face à ce qui se passe. L’explosion du port du 4 août m’a suffi. J’ai été complètement anéantie », confie Maya Kanakri, une jeune artiste libanaise. Pourtant, son neveu, qui a à peine 16 ans et qui vit à Montréal, est tout feu tout flamme pour la cause palestinienne dont il se sent absolument solidaire. La cinquantaine, Maya Kanakri exprime ce que beaucoup d’autres Libanais chrétiens de sa génération ressentent chaque fois que ressurgit ce conflit sanglant que l’on croyait relégué aux oubliettes. Ayant à affronter leurs propres démons, dont un effondrement économique et financier sans précédent et une classe politique qui les a menés à la dérive, les Libanais ne se sentent pas unanimement concernés aujourd’hui par la misère subie par les Palestiniens de l’autre côté de la frontière. « Le problème libanais est de loin plus lourd et pesant que le problème palestinien. Aujourd’hui, c’est l’entité, l’État et le peuple libanais qui sont en danger d’existence du fait de l’expansion iranienne dans le pays », commente Toufic Hindi, un ancien membre du parti des Forces libanaises.
Au Liban, les clivages que provoque le conflit israélo-palestinien, plus marqués qu’ailleurs, persistent à ce jour, quoique sous une forme différente. Le poids de l’histoire dans le pays d’accueil que fut le Liban qui a reçu des centaines de milliers de réfugiés au cours du siècle dernier en est en grande partie responsable. Pointée du doigt comme étant l’un des facteurs principaux qui ont engendré la guerre civile en 1975, la présence armée palestinienne a fait dévier l’attention de la cause que défendaient les organisations palestiniennes et a scindé depuis les Libanais. « Le camp propalestinien accusait à l’époque les Kataëb – qui se revendiquaient de l’ancienne Phénicie et réfutaient leur ancrage arabe – d’isolationnisme. Les Kataëb reprochaient pour leur part aux Palestiniens accueillis par le Liban leur ingratitude et leur faisaient assumer la responsabilité du déclenchement de la guerre », affirme Tanios Deaibès, un intellectuel et analyste jadis membre du bureau politique du Parti communiste libanais. Soutenue à l’époque par un front national regroupant des partis progressistes et des formations de la gauche libanaise, la cause palestinienne est venue attiser les profonds clivages communautaires qui existaient déjà au sein de la société libanaise, une partie de la jeunesse chrétienne ayant pris les armes face à l’OLP.
Nation de rechange
Les exactions des fedayin contre la population libanaise durant la guerre et avant cela le chaos généré par les effets des accords du Caire de 1969 – un accord nébuleux qui accordait aux Palestiniens le droit de mener leur lutte armée à partir du territoire libanais – ont rajouté une dose d’animosité à l’égard des Palestiniens. « Dans les régions chrétiennes, le slogan du “Liban comme nation de rechange” pour les Palestiniens a semé la terreur dans l’esprit des Libanais », rappelle le juriste palestinien et membre du Front démocratique pour la libération de la Palestine Souheil Natour.
N’ayant jamais réussi à s’affirmer comme une société homogène et relativement unie, les Libanais n’ont pas su ou pu forger un caractère national, encore moins une identité claire qui transcende les lignes de fracture confessionnelles. La question palestinienne s’est imposée en force sur le devant de la scène, aiguisant ces divisions internes. Pour une partie de la population locale, la lutte pour la libération de la Palestine était alors perçue comme un fardeau pour le pays, entraîné un peu malgré lui dans cette guerre contre Israël. « Israël en a rajouté en s’introduisant dans la brèche et en œuvrant à monter les partis chrétiens contre le camp propalestinien », rappelle Kassem Kassir, un analyste politique. À l’époque, Tel-Aviv avait entrepris d’établir des relations étroites avec les partis chrétiens (les Kataëb et les Forces libanaises) qui, à leur tour, ont misé sur ce dernier pour éroder la résistance palestinienne.
Le poids de la géopolitique
Aujourd’hui, s’ajoute à ces démons du passé la présence dans l’équation du Hamas – allié de l’Iran – et du Hezbollah, alors que l’influence iranienne au Liban est l’un des principaux sujets de dissension. La crainte de voir, une fois de plus, le problème palestinien déborder au Liban, via une éventuelle intervention du Hezbollah, crée de nouvelles fractures. Avec l’avènement du facteur iranien, la confrontation avec Israël a pris une autre portée. « Théoriquement, la majorité des Libanais affirment être contre Israël. Mais dès que le Hezbollah se met dans la partie, le conflit prend une autre dimension aux yeux de certains », dit Tanios Deaibès. Les roquettes du Hamas réveillent ainsi de vieilles peurs et font ressurgir la crainte d’une guerre israélienne contre le Liban et les images de destruction concomitantes. « Dans l’imaginaire des Libanais, il y a un amalgame systématique entre le Hamas et le Hezbollah », dit l’analyste. « Ce qui se passe entre Israël et Gaza est préjudiciable pour le Liban car une telle situation contribuera à renforcer l’axe de la résistance dans la région, même si le Hezbollah n’intervient pas militairement », décrypte Toufic Hindi.
Maître de conférences à l’Université arabe, Ali Mourad estime toutefois qu’il est temps de faire la part des choses. « La guerre civile est terminée depuis trois décennies. Il faut savoir distinguer aujourd’hui entre un soutien humanitaire ou une prise de position de principe et un soutien politique éventuellement concomitant d’un soutien militaire », dit-il, en préconisant un appui général pour la cause palestinienne, entendue comme une question de droit et non sous le prisme d’un rapport de force politique. Souheil Natour rappelle d’ailleurs le geste symbolique de l’ambassadeur de l’Autorité palestinienne au Liban, Abbas Zaki, qui, le 8 janvier 2008, a présenté ses excuses aux Libanais au nom des Palestiniens, un geste suivi, trois mois plus tard, par le parti Kataëb qui en a fait de même. « On peut tout simplement soutenir la cause palestinienne en tant que telle, et considérer en même temps que le Hezbollah pose problème pour le Liban », affirmait lundi le directeur du Centre Issam Farès Joseph Bahout, à la LBCI. Pour de nombreux analystes, il est indéniable qu’une intervention du Hezbollah achèvera de scinder la population libanaise autour de cette question. Le scénario de la guerre syrienne est encore frais dans la mémoire. Une nouvelle implication du Hezbollah contribuera par ailleurs à rebuter l’élan populaire d’une partie de la jeunesse arabe qui s’est spontanément solidarisée avec Gaza ces derniers jours, y compris au Liban. C’est, explique M. Deaibès, le lien viscéral qui lie, par-delà les divisions politiques ou idéologiques, les mouvements palestiniens de contestation de l’État hébreu au reste des mouvements de révolte dans le monde arabe, en l’occurrence celui du 17 octobre au Liban. « Les deux jeunesses font face à la même discrimination pratiquée par le pouvoir en place et par l’establishment politique », dit-il.
Pour Ali Mourad, c’est, en quelque sorte, une union dans la souffrance, un écho de solidarité qui transcende les frontières pour dénoncer les injustices subies de part et d’autre. Il rappelle à ce titre la solidarité inconditionnelle et spontanée exprimée par les Palestiniens, l’an dernier avec le peuple libanais, d’abord lors de la révolte du 17 octobre 2019, puis après l’explosion du port. La cause palestinienne n’est pas (ou n’est plus) musulmane. Ni sunnite d’ailleurs. « C’est la cause d’un peuple qui subit une occupation », fait remarquer le professeur. Une équation dont une grande partie de la jeunesse libanaise est aujourd’hui consciente.
Les palestiniens crien victoire quand tout le pays est détruit, attention au Liban et surtout le parti de Dieu faire gaffe???
21 h 09, le 21 mai 2021