
L’armée et les volontaires déblayant les rives du Qaraoun hier. Aziz Taher/Reuters
Les milliers de carpes mortes flottant à la surface du lac Qaraoun et s’échouant sur ses rives provoquent l’indignation des Libanais depuis plusieurs jours déjà. Les causes de ce nouveau scandale environnemental ne sont toutefois pas encore élucidées. Le choc suscité par les images retransmises par les télévisions et les réseaux sociaux s’accentue quand on prend connaissance des derniers chiffres avancés par Sami Alawiyé, directeur de l’Office du Litani : il estime que 124 tonnes de carpes ont été tuées dans ce lac tristement célèbre pour son niveau de pollution.
Qu’est-ce qui a pu provoquer une telle hécatombe ? M. Alawiyé explique à L’Orient-Le Jour qu’aucune thèse n’a encore été totalement prouvée. « Une première expertise faite à notre demande évoque une soudaine baisse d’oxygène en raison de la multiplication d’un polluant dans le lac, dit-il. Or nous avons testé le taux d’oxygène et, selon nos calculs, il n’est pas assez bas pour être fatal aux poissons. D’autres experts ont parlé d’une vulnérabilité accrue en période de reproduction, et d’autres encore de la prolifération anormale d’une cyanobactérie, un polluant puissant en eau stagnante, qui aurait pu intoxiquer les carpes. Enfin, certains experts estiment qu’un virus attaquant spécifiquement les carpes, le virus de la virémie printanière de la carpe, pourrait s’être propagé dans le lac. »
Le directeur de l’Office du Litani affirme avoir demandé le concours du Conseil national de la recherche scientifique (CNRS), et que des échantillons seraient envoyés à des laboratoires mieux équipés à l’étranger. Interrogé sur le sujet par L’OLJ, Mouïn Hamzé, secrétaire général du CNRS, dit avoir conseillé à M. Alawiyé de ne pas privilégier une seule piste, notamment celle du virus, étant donné que les raisons peuvent être multiples. « Cette crise a surtout permis de constater combien le Liban perd ses cerveaux, déplore-t-il. Nous avions deux spécialistes des poissons, un pathologiste et un virologue. Ils ont tous les deux émigré. » Il explique que les échantillons de poissons sont parvenus au CNRS qui va procéder à une autopsie, puis recommander leur envoi vers d’autres laboratoires pour des recherches plus poussées.
Pour Kamal Slim, chercheur spécialiste du Litani, la mousse verte qu’on voit sur le lac est le signe d’une prolifération importante de cyanobactéries. « Nous avons déjà observé ce phénomène l’année dernière, dit-il à L’OLJ. Mais cette année, outre la cyanobactérie déjà connue dans le milieu pollué du lac Qaraoun, de son nom scientifique Aphanizomenon, il y en a une nouvelle, l’Anabaena circinalis, qui est neurotoxique, donc qui s’attaque au système nerveux des poissons, causant une paralysie et une mort lente. De telles hécatombes sont constatées dans d’autres endroits du monde où on trouve de l’eau stagnante. »
Selon l’expert, les carpes, en période de reproduction en avril, ont tendance à se rassembler en grands bancs, ce qui les rend plus vulnérables, d’autant plus que ce mois-ci a connu des variations importantes de température. Une conjugaison de facteurs, donc, serait à l’origine de ce désastre qui a épargné les alevins et les petits poissons, selon lui.
Quatre causes potentielles seraient donc à retenir, selon Naji Kodeih, expert en environnement spécialiste des matières dangereuses : le manque d’oxygène, une épidémie virale, une intoxication par des produits chimiques ou la pollution due aux cyanobactéries. « Il faut une méthodologie de recherche pour chacune de ces théories », dit-il à L’OLJ.
Quand les carpes toxiques se retrouvent dans l’assiette
Ce désastre écologique a engendré d’autres problèmes, l’un d’eux étant de possibles conséquences désastreuses sur la santé publique. En pleine crise économique, ces milliers de poissons agonisants échoués sur les rives ont constitué une aubaine pour des « pêcheurs » peu scrupuleux. Dès le 20 avril, indique Sami Alawiyé, des ressortissants syriens du camp de réfugiés du Qaraoun ont commencé à récolter ces poissons dont la pêche et la consommation, rappelons-le, sont interdites. « Tout un trafic s’est mis en place, poursuit-il. Les carpes étaient ensuite refilées à des commerçants libanais pour finir dans les marchés de la Quarantaine ou à Sabra, ou alors récupérées par des pisciculteurs qui les ajoutent à leurs bassins, les faisant passer pour des poissons sains. On estime que chaque nuit, quelque 300 kilos de carpes étaient ainsi récoltés des rives du Litani. Il y a déjà eu 18 arrestations, on a identifié un certain Chafic qui commerce du côté de la Quarantaine, et un certain Hassan à Sabra. »
Hier, des perquisitions ont d’ailleurs eu lieu dans le marché de Sabra, où des carpes, dégageant une puanteur insupportable et mélangées à des poissons décongelés, ont été incinérées sur place. On ne sait quelle quantité de poissons venus tout droit du lac Qaraoun aurait pu finir dans les assiettes de consommateurs insouciants.
Sur cette carte publiée par l’Office du Litani, on voit en sombre la zone où les carpes se sont échouées sur les rives du lac.
De la chaux vive et de la soude caustique
Outre ce problème sanitaire, il se pose actuellement aux responsables celui du ramassage des poissons morts et de leur traitement. « Le ministère de l’Environnement nous a demandé de les stocker temporairement en attendant de décider de leur traitement ultérieurement, raconte Sami Alawiyé. Mais j’ai préféré les traiter sur place, étant donné que le pourtour du bassin est déjà pollué, et qu’il aurait été malsain de transporter cette source de pollution ailleurs. »
Consulté par les autorités pour le traitement de ces milliers de carpes, l’expert Naji Kodeih a préconisé ce qu’il appelle « l’enfouissement sûr de ces poissons intoxiqués ». « Pour cela, il faut ajouter aux tonnes de poissons enfouies de la chaux vive et de la soude caustique dans des proportions adéquates, explique-t-il à L’OLJ. En effet, la soude caustique contribue à décomposer les protéines et tuer tous les virus et les microbes. Par conséquent, ces corps vivants deviennent inoffensifs pour la santé et l’environnement. » L’expert suggère que les détails soient peaufinés par les responsables de ce dossier, préconisant de préparer le terrain qui va accueillir ces tonnes de poissons morts avec l’installation d’une géomembrane protectrice. Sami Alawiyé confirme pour sa part que les recommandations de Naji Kodeih seront suivies et que l’ajout de chaux vive et de soude caustique est adopté.
Entre-temps, la collecte des poissons morts se poursuit, effectuée depuis deux jours par des volontaires appelés à la rescousse par l’Office du Litani tout comme l’armée, ainsi que des institutions comme l’Université libanaise.
Au-delà de cette crise, c’est tout le problème de la pollution endémique du Litani et, par conséquent, du lac artificiel du Qaraoun, qui est remis sur le tapis. « Il faut savoir ce qui a tué ces carpes, évidemment, mais le problème central n’est pas là, affirme Mouïn Hamzé. Le fond de la crise, c’est la pollution du Litani et du lac qui ne fait que s’aggraver malgré nos mises en garde depuis des années. » Le secrétaire général du CNRS rappelle que des fonds ont été alloués depuis de nombreuses années dans un climat d’opacité et d’inefficacité qui n’ont pas permis une quelconque avancée. Il cite plus particulièrement une loi votée en 2016 pour le financement, par le biais d’un budget de 1 100 milliards de livres, d’une vingtaine de stations d’épuration des eaux usées et de réseaux d’égout desservant plusieurs localités, sans compter un prêt de la Banque mondiale de 55 millions de dollars, également pour la construction de stations de traitement… sans résultat.
Les carpes sont l'une des toutes dernières espèces à résister à la pollution et l'eutrophisation d'un lac et ceci est le résultat d'une pollution accentuée qui, elle, est dûe à la négligence flagrante de toutes mesure environnementale, du manque du traitement des eaux usées et du manque de cervelles de ceux qualifiés de responsables. Quand même les carpes meurent ceci veut dire que l'homme est mort physiquement, intellectuellement et moralement. Ne pleurons plus les carpes, pleurons le Liban et ses citoyens valeureux qui ont passé leurs vies à construire un état.
16 h 04, le 04 mai 2021