Rechercher
Rechercher

Idées - Commentaire

Guerre du Liban : le retour du spectre refoulé ?

Guerre du Liban : le retour du spectre refoulé ?

Photo d’illustration : archives L’OLJ

Comment ne pas songer, en cette semaine de commémoration presque éclipsée par une situation politique et socio-économique de plus en plus dramatique, à l’avertissement émis en août dernier par le président français Emmanuel Macron : « Si nous lâchons le Liban, (...) ce sera la guerre civile ? »

Quel contraste avec l’euphorie qui régnait moins d’un an auparavant ! Dès les premiers jours du soulèvement d’octobre, le spectre semblait en effet avoir été exorcisé. Certains manifestants avaient même été jusqu’à brandir, sur la place Riad el-Solh, des pancartes annonçant, non sans un brin d’angélisme, cette mort symbolique et longtemps attendue d’un conflit qui n’avait jusque-là jamais cessé de hanter les esprits.

Lire aussi

13 avril : aujourd’hui comme en 75, mais sans le contexte géopolitique

Pourtant, dès le départ, derrière la quasi-unanimité qui s’était créée autour de cette action civique jugée salvatrice, le champ des possibles était bien plus ouvert que ne le laissait entendre l’euphorie initiale. On pouvait alors aussi bien imaginer une « refondation » totale du Liban qu’un basculement dans la « stasis », un prolongement plus violent du débat, rappelant les mouvements de radicalisation d’avant-guerre. Et, petit à petit, au fur et à mesure que la crise et les signes de délabrement se sont installés, ces craintes ont de plus en plus pris corps : c’est le retour du refoulé ou « la guerre dans le rétroviseur ». On subodore alors un basculement dans l’innommable sans oser l’imaginer. On essaie de le conjurer ou de le balayer d’un revers de la main en clamant que son occurrence est improbable, compte tenu du fait que tout a changé depuis 1975. Tout ?

Fractures

Si la probabilité d’un retour à la guerre est désormais débattue, c’est que les similitudes entre les évènements se déroulant sous nos yeux depuis près de deux ans et certains signes avant-coureurs du conflit qui a déchiré le pays pendant un quart de siècle sont nombreuses.

Que l’on songe par exemple au blocage de routes et barrages qui ont émaillé certains moments du soulèvement populaire : utilisés parfois comme l’un des moyens privilégiés de contestation sociale, ils ont aussi eu pour effet de rappeler de mauvais souvenirs. Comment ceux qui ont vécu ces années de conflit fratricide ne pouvaient-ils pas songer aux symboles véhiculés par le blocage du « Ring », qui délimitait autrefois la frontière entre Beyrouth-Est et Ouest ? Ou encore à l’érection éphémère, par une frange de contestataires à l’affiliation politique plus évidente, d’un véritable mur de béton à Nahr el-Kalb ? Pour la jeunesse qui criait son désarroi sur les places publiques, ces vieilles peurs n’avaient pourtant pas lieu d’être : tout au plus étaient-elles le signe d’une forme de sclérose d’une génération restée otage de la guerre.

À cette fracture générationnelle est venue se greffer une radicalisation des positions, au fur et à mesure d’une polarisation accrue de plus en plus perceptible à partir du printemps dernier. Les vieilles lignes de partage politiques et communautaires ont été revivifiées par l’essoufflement du mouvement, son incapacité à unifier ses vues et les tentatives de récupération politiciennes. La virulence des débats dans les médias et sur les réseaux sociaux a de nouveau donné à voir une société qui demeure divisée verticalement en communautés mais aussi en partis politiques au sein des communautés. Des messages ont ainsi circulé sur les réseaux sociaux appelant au meurtre de partisans de certains partis politiques, au boycott de leurs négoces et à leur ostracisme social. Comme au temps de la guerre et des années qui l’ont précédée, la neutralité n’est plus acceptée, chacun étant sommé de choisir son camp : tout effort de distanciation ou la moindre critique sont perçus comme le signe d’une complicité avec l’ennemi désigné. Le « nous » et le « vous » deviennent « nous » et « eux », dans ce sens que le dialogue, même virulent, cède progressivement la place à une forme de déshumanisation, avec le risque que cette dernière débouche sur la transgression de l’interdit de meurtre. Comment ne pas y voir un ingrédient possible d’un nouveau conflit fratricide venant réaffirmer les frontières entre porteurs d’identités primordiales différentes, là où celles-ci semblaient s’être estompées ?

Déstabilisation

Un autre signe inquiétant réside dans les conséquences de l’effondrement la « République marchande » mise en place par les élites politico-économiques du pays. Depuis près de deux ans, les Libanais ont renoué avec l’angoisse, les pénuries de dollars et de produits de première nécessité, les files d’attente pour le pain et l’essence, le troc, la réduction des déplacements, les rumeurs, la désinformation, l’inflation et la démultiplication des prix de toutes les denrées. En 1975, la guerre était certes intervenue dans un contexte de croissance économique rapide et de relative prospérité liée aux investissements des pays du Golfe, à un secteur bancaire florissant grâce au secret bancaire et à l’essor du tourisme. Mais le modèle libanais avait fini par produire de forts déséquilibres économiques et des inégalités sociales et territoriales criantes. La forte croissance du secteur bancaire, concentré entre les mains d’une oligarchie politico-financière, avait marginalisé l’agriculture et l’industrie, tandis que s’accroissait la dépendance de l’économie à l’égard des pays occidentaux. Ces aspects se sont maintenus dans l’après-guerre, jusqu’à ce que le coup de grâce soit porté par l’exfiltration de très importants capitaux et la confiscation de l’épargne des Libanais par un secteur bancaire qui a désormais perdu toute sa crédibilité.

Pour mémoire

Le bus de Aïn el-Remmané, véhicule de nos mémoires tourmentées

Le revers de cette « République marchande » a d’ailleurs été le maintien permanent de l’État faible qui se traduit notamment par le blocage institutionnel et demeure un facteur supplémentaire de déstabilisation. Ce fut le cas à la veille de 1975 : l’armée, discréditée pour sa non-participation aux conflits israélo-arabes et son impuissance à garantir la souveraineté face aux agressions israéliennes et aux opérations palestiniennes, était incapable d’imposer l’ordre et prévenir le conflit à moindre coût. Des milices entraînées par les partis politiques en avaient donc pris la relève. On ne peut donc que s’inquiéter face à certaines tentatives de discrédit de l’armée libanaise, après trente ans passés à restaurer son image. Présentée par une frange de la contestation comme un outil du pouvoir exécré, elle est aussi stigmatisée par des représentants de celui-ci lorsqu’elle refuse de se montrer « docile » et qu’elle ose rappeler que « les soldats souffrent et meurent de faim comme le peuple » – comme l’a fait son commandant en chef, le général Joseph Aoun, lors d’une conférence de presse inédite le 8 mars dernier.

Quoique moins évidents au premier abord, le facteur géopolitique et son instrumentation interne demeurent eux aussi présents. Guerre par procuration et guerre globale, le conflit libanais était venu rappeler qu’Héraclite, Thucydide et Platon n’avaient jamais opposé la « stasis » au « polemos » comme nous opposons parfois en sciences sociales, avec une facilité douteuse, la guerre civile et la guerre contre l’étranger. Entre 1975 et 1990, le Liban était ainsi devenu un abcès de fixation de la guerre froide comme des rivalités interarabes entre États progressistes qui refusaient le principe de paix séparée avec Israël et axe égypto-saoudien proaméricain. En même temps, les factions libanaises cherchaient des soutiens étrangers contre leurs rivaux internes et exploitaient les rivalités entre les États régionaux pour défendre leurs agendas – quitte à procéder à d’importants changements d’alliances au gré du conflit, le plus souvent motivés par des considérations tactiques et opportunistes. Aujourd’hui, le Liban est plus que jamais un enjeu entre les axes Washington-Tel-Aviv-Riyad et Téhéran-Damas ; et les leaders communautaires continuent de développer des relations séparées privilégiées, affichées ou discrètes, contingentes ou de long terme, avec des puissances régionales et internationales. D’autres facteurs peuvent aussi se révéler potentiellement explosifs à moyen terme : tout comme l’arrivée massive de réfugiés palestiniens au Liban suite à la création de l’État hébreu en 1948 a rompu le fragile équilibre démographique du pays et la capacité d’absorption de l’économie libanaise, la présence de près de 1,5 million de réfugiés syriens depuis 2012 exerce sur le Liban une très forte pression au niveau des ressources et de l’emploi

Le Liban est-il donc condamné à toujours être perçu comme le paradigme de la guerre civile permanente ? Mais alors, quelle forme aurait l’étincelle ? Jusqu’à présent, le risque de conflit a pu être jugulé et il faut aussi constater que certains des facteurs qui avaient contribué à son déclenchement en 1975 ne sont pas encore réunis, ne serait-ce que parce que certaines des parties en présence semblent avoir appris des erreurs du passé des autres : pas d’incartades, pas de manque de discipline, ni d’abus visibles. Mais l’essentiel du problème est ailleurs et demeure en grande partie irrésolu.

Immunisation

L’immédiat après-guerre du Liban a nié l’existence de la mort et du deuil au point de les rendre socialement quasi invisibles. Un silence de plomb a enveloppé la guerre, ses lots de morts, de destruction, de disparus, de mutilés, de crimes et de criminels, aidé en cela par l’amnistie sélective proclamée après Taëf. S’étant ainsi assurés de leur propre absolution, les anciens seigneurs de la guerre continuent, trente ans après la fin des hostilités, à accaparer les principaux postes du pouvoir et à renouveler leur rôle d’intermédiaires entre l’État et les communautés qu’ils dirigent, sur fond de corruption institutionnalisée et d’impunité totale. Pour essayer de sortir de la guerre, les Libanais ont refoulé la mort et le deuil. Ils les ont conjurés dans un excès de vie et d’ostentation matérielle, censés exprimer une « résilience » un peu trop vite érigée en symbole national. Or, comme le note l’anthropologue Louis-Vincent Thomas, « la société qui se veut radieuse et positive n’est pas seulement thanatophobe : elle est aussi mortifère » (Anthropologie de la mort, 1988), elle est par nature génératrice de mort et est capable à tout moment de la causer.

Aujourd’hui, la société libanaise a épuisé tous ses moyens de résilience. Que de fois est-elle déjà passée à côté de la catastrophe? À chaque fois, le rempart face à une réédition de la guerre généralisée a été l’immunisation contre la guerre d’une partie de la population qui y a survécu. Or, faute de manuel d’histoire et d’enseignement dédié, les Libanais nés peu avant ou après 1990 ne savent pas grand-chose d’un conflit qui a détruit leur pays, traumatisé leurs familles et endeuillé leur société, hormis ce que leurs parents ont bien voulu laisser transpirer. À défaut d’extirper le confessionnalisme des esprits – une précondition, pour certains, de son extirpation des textes –, à défaut surtout de conjurer les peurs sans cesse ravivées par les pratiques immuables d’un système politique sectaire et clientéliste ; un véritable travail institutionnel et médiatique d’éducation sur la guerre de 1975-1990 et ses causes devrait être le seul moyen de créer l’éveil nécessaire pour maintenir l’immunisation d’une population éprouvée et de plus en plus soumise à d’immenses tensions.

Chercheuse associée à l’Institut français du Proche-Orient (Beyrouth) et enseignante en histoire à l’USJ et à l’AUB. Dernier ouvrage (avec Stéphane Malsagne) : « Le Liban en guerre (1975-1990) » (Belin, 2020).

Comment ne pas songer, en cette semaine de commémoration presque éclipsée par une situation politique et socio-économique de plus en plus dramatique, à l’avertissement émis en août dernier par le président français Emmanuel Macron : « Si nous lâchons le Liban, (...) ce sera la guerre civile ? »
Quel contraste avec l’euphorie qui régnait moins d’un an auparavant...

commentaires (4)

La guerre de 1975 - 1990 c'est la Syrie la futur sera l'Iran avec le Hezbollah . J'en sais quelque chose ???

Eleni Caridopoulou

20 h 19, le 22 avril 2021

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • La guerre de 1975 - 1990 c'est la Syrie la futur sera l'Iran avec le Hezbollah . J'en sais quelque chose ???

    Eleni Caridopoulou

    20 h 19, le 22 avril 2021

  • Rectification. Ne tombez pas et regardez.

    Sissi zayyat

    15 h 23, le 17 avril 2021

  • QUE DIEU FASSE QU,UNE NOUVELLE GUERRE CIVILE NE SOIT PAS IMPOSEE AUX LIBANAIS PAR CEUX QUI EN MENACENT DANS TOUS LEURS DISCOURS. MAIS SI ELLE LEUR SERAIT IMPOSEE QU,IL EN SOIT. CE SERA LA FIN DEFINITIVE DES MERCENAIRES ET DE LEURS PARAVENTS DANS LE PAYS. LE PEUPLE LIBANAIS NE SERA PAS SEUL. LES AGRESSEURS SERONT SURPRIS DES FORCES QUI LES CONFRONTERAIENT. ILS SONT DEJA AUX ABOIS EUX ET LEURS PARAVENTS ET L,HALLALI S,APPROCHE. LE TOCSIN SE TAISERAIT ET LE GLAS SONNERAIT LEUR FIN. AMEN !

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 34, le 17 avril 2021

  • seule guerre qui serait juste et défendable serait celle menée par les tous les libanais contre cette mafia qui gangrène le pays et ce quelque soit la religion de chacun d’eux. Il n’y a aucune logique qui expliquerait que les libanais s’entretueraient alors qu’ils sont dans la même misère toutes confessions confondues. Leur seuls ennemis sont leurs leaders et zaims qui les ont dépouillés et rendus esclaves de leurs idéologies pour trôner en maîtres absolus sans jamais manquer de rien. Les supermarchés ouverts par le HB marque la peur de ce parti de voir ses partisans se rebeller contre eux et leur système . Les libanais seraient ils assez dupes pour leur donner une autre chance de les anéantir encore et encore pour les décennies à venir sous prétextes de leur venir en aide? Sans oublier les citoyens du nord et à Tripoli en premier, qui eux ne bénéficient d’aucune aide alors que leurs leaders sont classés parmi les plus riches du monde. Les troubles fêtes seront des mercenaires qui viendraient semer la zizanie entre le peuple et c’est à cela que les libanais devraient être blindés pour éviter tout dérapage et les empêcher de détruire leur pays déjà ébranlé. Chiites, sunnites, chrétiens, druzes et libanais de tout bord ne tomber pas dans ce piège, regarder autour de vous ce qui est arrivé à tous les pays qui n’ont pas appris de leurs erreurs passées.

    Sissi zayyat

    12 h 18, le 17 avril 2021

Retour en haut