
De gauche à droite, de haut en bas : Michel Aoun, Nabih Berry, Saad Hariri, Samir Geagea, Hassan Nasrallah et Walid Joumblatt. Combinaison de photos d’archives AFP, Dalati et Nohra et Nabil Ismaïl
L’avenir immédiat du Liban est (encore) entre leurs mains. Ils sont six à pouvoir, à des échelles différentes, permettre de former ou empêcher de former le gouvernement, alors que le processus est dans une impasse totale depuis plus de sept mois. Saad Hariri, Michel Aoun, Hassan Nasrallah, Nabih Berry, Samir Geagea et Walid Joumblatt restent, jusqu’à preuve du contraire, les maîtres de l’horloge politique. Mais chacun d’entre eux fait son propre calcul qui contribue, encore une fois à des degrés divers, à paralyser le processus. Tout cela en fonction de stratégies à moyen et long termes et de lectures géopolitiques, réelles ou fantasmées. Petit tour d’horizon.
Saad Hariri
Premier ministre désigné depuis cinq mois, le chef du courant du Futur s’est lui-même replacé au cœur de l’équation à la fin du mois d’octobre 2020. Il avait pourtant refusé de le faire un an plus tôt, après avoir démissionné sous la pression de la rue, alors que le tandem chiite appuyait avec insistance son retour à la tête de la présidence du Conseil. Pourquoi avoir changé d’avis ? La raison est évidente : Saad Hariri veut garder le monopole du leadership sunnite et a perçu l’initiative française comme une opportunité d’assurer sa survie politique en se repositionnant comme le maître du chantier des réformes. Le fils de Rafic Hariri n’a pourtant jamais été un réformateur durant toutes ces années au pouvoir. L’échec de la mise en œuvre de la conférence CEDRE, dont il est loin d’être le seul responsable, en est le meilleur exemple. Saad Hariri insiste aujourd’hui pour former un gouvernement composé de dix-huit technocrates, dans lequel aucune partie ne bénéficierait du tiers de blocage. Il ne veut surtout pas reproduire l’expérience passée de sa « collaboration » avec le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil qui, fort de son poids politique, se comportait comme le véritable chef du gouvernement. Dans la guerre de prérogatives qui l’oppose à Michel Aoun, Saad Hariri a raison de considérer que c’est à lui de présenter une mouture au président de la République, qui peut ensuite la valider ou non, d’autant plus que la feuille de route du nouveau cabinet est déjà définie par les exigences de la communauté internationale pour débloquer des aides au Liban.
Mais l’argumentaire du leader sunnite a toutefois deux failles. Un : il se présente comme le gardien de l’initiative française alors que Paris s’est contenté de parler d’un « gouvernement de mission » sans entrer dans les détails et sans lui fournir un appui officiel dans son bras de fer avec Baabda. Deux : il a cédé à l’exigence des chiites de pouvoir choisir leurs ministres, offrant un argument en or au camp aouniste qui demande à bénéficier du même droit. Beaucoup de commentateurs estiment que le leader sunnite n’est pas pressé de former un gouvernement, compte tenu du fait qu’il ne peut pas compter sur l’appui de l’Arabie saoudite. Cette lecture semble pour le moins douteuse. Riyad a très clairement fait comprendre à M. Hariri, depuis sa séquestration en 2017, qu’il ne pourrait revenir dans ses bonnes grâces que s’il rompait sa politique de modus vivendi avec le Hezbollah, ce que le leader sunnite ne souhaite pas faire. La question de la bataille autour du tiers de blocage ne semble pas du tout liée à des considérations régionales, mais plutôt à une volonté de Saad Hariri d’être le seul chef du futur cabinet.
Michel Aoun
Il serait plus juste de parler du tandem Michel Aoun-Gebran Bassil tant il est évident que rien ne se décide à Baabda sans que le second ait, au moins, été consulté. Le gendre du président ne supporte pas l’idée que Saad Hariri puisse revenir à la tête du gouvernement tandis que lui en est exclu. Il fait ainsi fi de deux considérations. Un : dans la logique libanaise, le président du Conseil peut être mis sur le même plan que le président de la République, mais pas sur celui d’un ministre. Deux : dans le contexte actuel, Saad Hariri est le seul à pouvoir apporter une couverture sunnite au gouvernement, ce qui le rend indispensable aux yeux de tous les autres acteurs. Cela est loin d’être le cas du chef du CPL. Comprenant que le retour de Gebran Bassil était impossible, le tandem a posé une nouvelle exigence : obtenir le tiers de blocage. Les deux leaders chrétiens souhaitent que le gouvernement se fasse selon les règles de « l’ancien monde », c’est-à-dire que chaque parti politique bénéficie d’une quote-part au sein de l’exécutif. Ils ont le sentiment, pas tout à fait faux, que Saad Hariri a joué le jeu avec toutes les autres parties sauf avec eux. Mais ils feignent de ne pas voir que l’enjeu n’est pas le même. La part chrétienne étant beaucoup plus grande – la moitié du gouvernement – et le CPL étant le seul parti de premier plan à la revendiquer, en l’absence des Forces libanaises, la logique qu’ils défendent les placerait en position de force dans le futur cabinet et fragiliserait sérieusement l’assise de Saad Hariri. Tous les acteurs ont conscience que ce gouvernement risque de durer au moins jusqu’à la fin du mandat Aoun et que ses décisions vont être décisives dans la perspective d’une future reconfiguration politique. C’est la raison pour laquelle le tandem chrétien ne veut rien lâcher : pour être en position de contrôle durant toute cette période qui s’annonce des plus compliquées et ne pas mettre en péril l’avenir politique de Gebran Bassil.
Hassan Nasrallah
De tous les acteurs, il est non seulement le plus fort, même si cela ne veut pas dire qu’il est tout-puissant, mais aussi le plus dépendant d’un agenda extérieur. Hassan Nasrallah a deux impératifs dans la formation du nouveau cabinet. Un : se positionner comme l’arbitre entre tous les autres acteurs, pour qu’aucun de ses alliés et/ou de ses partenaires n’en sortent affaiblis ou renforcés. Deux : faire en sorte que tout le monde assume les futures décisions politiques, qui ne vont pas être populaires, et que personne ne soit en capacité de faire de la surenchère. Le leader chiite se positionne comme le gardien du statu quo et souhaite garder le contrôle de la situation au fur et à mesure que d’éventuelles réformes vont être mises en place d’autant plus si elles impliquent des institutions internationales proches, à ses yeux, des États-Unis. Pas que les réformes en question l’affectent forcément directement, mais elles pourraient remettre en question l’équilibre politique en vigueur, ce qu’il perçoit, dans un calcul à long terme, comme une menace. C’est pour cette raison qu’il insiste en faveur de la formation d’un gouvernement techno-politique ou politique. Là encore de nombreux commentateurs estiment que le Hezbollah n’est pas pressé de voir la naissance du gouvernement, attendant un accord régional entre les États-Unis et l’Iran qui lui permettrait d’être dans une position plus favorable. Mais là aussi, cette lecture semble douteuse. Après la démission de Saad Hariri en 2019, le parti chiite avait tout fait pour qu’un nouveau cabinet puisse être formé, dans un contexte régional bien plus compliqué, craignant que le vide institutionnel soit propice au chaos. Un éventuel accord américano-iranien risque, au mieux, de prendre des mois alors que la base du Hezbollah souffre également, même si le parti distribue des dollars à ses plus proches partisans, de la détérioration de la situation. Pourquoi le Hezb ne presse-t-il pas alors davantage son allié aouniste ? Sans doute parce que dans son souci de préserver le statu quo, il n’est pas mécontent de voir l’équilibre des forces rester inchangé, même s’il a souligné que « personne ne devait bénéficier du tiers de blocage ». Sans doute aussi parce que sa marge de manœuvre à l’égard du leader chrétien est plus faible qu’on ne le croit, compte tenu du fait qu’il n’a pas de véritable alternative pour bénéficier d’une couverture chrétienne.
Nabih Berry
Le chef du Parlement a lui aussi deux grands objectifs par rapport à la formation du nouveau gouvernement. Un : garder un droit de veto sur les réformes à venir, qui pourraient particulièrement l’affecter, grâce à son partenariat avec Saad Hariri et Walid Joumblatt et à son alliance avec le Hezbollah. Deux : affaiblir le plus possible le tandem Aoun-Bassil, qui cherche à l’enterrer. C’est la raison pour laquelle il a clairement pris le parti de Saad Hariri dans sa bataille contre Michel Aoun quitte à être en opposition frontale avec le Hezbollah. Alors que Saad Hariri a concédé aux chiites le ministre des Finances et le droit de choisir leurs ministres, l’essentiel pour Nabih Berry est désormais de s’assurer que personne ne sorte renforcé de cette période charnière. Autrement dit, s’il fait des concessions, il faut que tout le monde en fasse en même temps, ce qui semble contradictoire avec l’idée même de réforme, encore plus dans une situation d’urgence absolue. À l’instar de ses ennemis aounistes, le président du Parlement devrait également tout faire pour reporter ou annuler les élections législatives prévues pour 2022, dans lesquelles il risque de perdre beaucoup, à moins de contrôler toutes les candidatures en amont.
Samir Geagea
Le chef des FL pourrait, s’il le souhaitait, débloquer complètement la situation. S’il décidait de rentrer dans le gouvernement, les aounistes ne seraient plus en position de réclamer le tiers de blocage, puisqu’ils devraient « partager la part chrétienne » avec les FL. Mais Samir Geagea a fait le choix, depuis le soulèvement du 17 octobre, de jouer la carte de l’opposition afin de se refaire une virginité et d’éviter que les Kataëb, qui ont un temps d’avance à ce niveau-là, puissent venir lui faire de la concurrence. Le chef des FL a compris qu’il n’était plus possible aux yeux d’une grande partie de la population de continuer de se répartir le gâteau selon « les règles du vieux monde » et comme si le pays n’était pas en train de s’effondrer. Mais son calcul peut être questionné pour au moins deux raisons. La première, c’est que le leader des FL ne va pas au bout de la logique puisqu’il refuse de démissionner du Parlement si le courant du Futur et le Parti socialiste progressiste n’en font pas autant. Dans le contexte actuel, est-ce cohérent de vouloir conserver un poids politique au sein du Parlement mais refuser de participer au gouvernement ? La deuxième, c’est que le calcul de Samir Geagea prend tout son sens seulement en cas d’élections à court ou moyen terme. Si le pays est privé d’élections pendant des années, il prend le risque de rester en marge de la scène politique, sans pouvoir tirer les dividendes de cette prise de position.
Walid Joumblatt
Le camp aouniste tente depuis des années de présenter Talal Arslane, le chef du Parti démocratique libanais, comme un concurrent direct à Walid Joumblatt pour le leadership de la communauté druze. Le tandem Aoun-Bassil voulait élargir le gouvernement afin d’y inclure un ministre représentant Talal Arslane, qui leur serait en fait acquis, afin d’affaiblir Walid Joumblatt dans la Montagne. Notamment dans une volonté de contrer la manœuvre aouniste, le chef du PSP appuyait depuis des mois la démarche de Saad Hariri, qui lui a permis, lui aussi, de pouvoir choisir son ministre. Mais Walid Joumblatt a récemment arrondi les angles, d’abord en acceptant que son rival soit aussi représenté dans le gouvernement, ensuite en se rendant à Baabda dimanche et en appelant tout le monde à trouver un compromis. Le recalibrage du leader druze est certainement lié d’une part aux incidents entre ses partisans et ceux de M. Arslane qui ont secoué la Montagne au début du mois de mars et d’autre part à une réelle inquiétude quant à la détérioration de la situation dans le pays et à la pression extérieure qui se fait de plus en plus forte.
L’avenir immédiat du Liban est (encore) entre leurs mains. Ils sont six à pouvoir, à des échelles différentes, permettre de former ou empêcher de former le gouvernement, alors que le processus est dans une impasse totale depuis plus de sept mois. Saad Hariri, Michel Aoun, Hassan Nasrallah, Nabih Berry, Samir Geagea et Walid Joumblatt restent, jusqu’à preuve du contraire, les maîtres...
commentaires (20)
Ces six héros de la corruption...sont-ils au courant qu'une grande partie de la population libanaise vit dans une misère grandissante qu'ils ont provoquée ? Au fait...savent-ils vraiment calculer... 1 + 1 = 2...et cela à l'échelle de tout un pays...?
Irene Said
16 h 50, le 13 avril 2021