En vue de la construction du mégaprojet futuriste Neom, les forces armées saoudiennes ont reçu l’ordre d’expulser des riverains de terrains à bâtir et ont eu carte blanche pour utiliser la force létale en cas de protestation, selon une enquête de la BBC, basée sur le témoignage d'un ancien officier des services de renseignements saoudiens.
En exil au Royaume-Uni depuis 2023, cet officier, le colonel Rabih Alenezi, a relaté à la chaîne britannique les exactions commises à l'encontre de la population locale par les forces saoudiennes pour faire place à The Line. La ville futuriste linéaire fait partie du projet Neom de 500 milliards de dollars, soutenu par des dizaines d’entreprises occidentales, dans le cadre de la stratégie saoudienne Vision 2030, visant à diversifier l’économie du royaume. Selon les informations rapportées, ordre a été donné d'expulser la population locale « à n’importe quel prix ».
Si la zone où Neom devait être construit avait été décrite comme une parfaite « page blanche » par le prince héritier Mohammad ben Salmane, d’après le média britannique, des images satellite analysées par la BBC montrent que des maisons, écoles et hôpitaux ont été rayés de la carte dans plusieurs localités de la zone en question, notamment Khourayba, Charma et Gayal. Neom a entraîné la relocalisation de plus de 6 000 personnes, d'après le gouvernement saoudien, bien que le groupe de défense saoudien des droits de l’homme ALQST estime que ce chiffre est sous-évalué, rapporte la chaîne britannique.
« Quiconque continue de résister à l’expulsion doit être tué »
Le colonel Alenezi raconte avoir reçu l’ordre de se rendre à Khourayba en avril 2020, à 4,5 kilomètres au sud du tracé prévu de The Line. L'ordre de mission expliquait que la tribu locale Howaitat était composée de « nombreux rebelles » et que « quiconque continue de résister à l’expulsion doit être tué », selon le colonel. Il s'était alors fait porter malade pour se soustraire à cette mission, qui a tout de même été menée par d'autres, a-t-il raconté.
Abdul Rahim al-Howaiti, l'un des chefs tribaux, a été abattu par les autorités saoudiennes à proximité de sa maison à Khourayba. Selon un communiqué des services de sécurité saoudiens de l’époque, l'homme aurait ouvert le feu sur les forces de sécurité et celles-ci avaient donc été contraintes de riposter. Or, selon les Nations unies et des organisations de défense des droits de l’homme, il a été tué pour avoir résisté à son expulsion, ayant posté auparavant sur les réseaux sociaux des vidéos de protestation. La BBC n’a pas été en mesure de vérifier les propos du colonel Alenezi, mais une source familière du fonctionnement de la direction du renseignement saoudien a confié au média britannique que ces informations étaient conformes à ce type de missions.
Un ancien cadre supérieur du projet de station de ski à Neom, Andy Wirth, a également déclaré à la BBC avoir pris connaissance du meurtre d'al-Howaiti et avoir cherché à trouver des réponses sur les évictions, sans succès, auprès de ses employeurs. Selon l’ONU et ALQST, au moins 47 autres villageois ont été arrêtés après avoir résisté aux expulsions et beaucoup d’entre eux sont accusés de terrorisme par les autorités saoudiennes. Parmi eux, 40 sont toujours en détention, dont cinq dans le couloir de la mort, selon l’association. « Cela se sentait que quelque chose de terrible était arrivé à ces personnes. On ne met pas un couteau sous la gorge des gens pour avancer dans le projet », a dénoncé le cadre américain. « Neom est la pièce maîtresse des projets de Mohammad ben Salmane. Cela explique pourquoi il a été si brutal avec les Howaitat », analyse pour sa part Rabih Alenezi.
Des déplacements forcés à Djeddah
Craignant que parler à des médias étrangers met en danger leurs proches détenus, les villageois déplacés se sont montrés réticents à témoigner auprès de la BBC. Mais le média britannique s'est adressé à des victimes d'un autre projet de Vision 2030, dans la ville de Djeddah, qui a impliqué aussi l’expulsion de populations locales. Plus d'un million de personnes ont été déplacées et 63 quartiers de la ville ont été touchés par des démolitions. Nader Hijazi (nom fictif) a vu son quartier se faire raser en 2021. « Ils mènent une guerre contre les gens, une guerre contre nos identités », a-t-il déclaré à la BBC. Sur les 35 personnes expulsées des quartiers de Djeddah qu'ALQST a interrogées, toutes ont en outre déclaré ne pas avoir été indemnisées ou ne pas avoir reçu un avertissement au préalable, conformément à la législation locale, et plus de la moitié ont déclaré avoir été forcées de quitter leur logement sous la menace d'une arrestation.
Le gouvernement saoudien et la direction de Neom n'ont pas répondu aux demandes de commentaires de la BBC.