Le dernier film d'Alex Garland, projeté à Beyrouth, plonge dans un mélange de critique et d'adulation du photojournalisme, au sein d'une Amérique dystopique fracturée par une guerre civile. À travers le périple de quatre photojournalistes, de New York à Washington, le film explore les limites morales de la profession, interrogeant l'éthique de capturer des moments de violence extrême. Alex Garland semble critiquer le désir de sensationnalisme de la part des journalistes, tout en employant lui-même des techniques similaires pour choquer le spectateur. Malgré ses intentions, Civil War offre une réflexion paradoxale sur l'impact et l'utilité du photojournalisme dans la société contemporaine.
Daube ou chef-d'œuvre ? Ni l'une ni l'autre. Ou peut-être les deux à la fois. Y a-t-il plus embarrassant pour un critique de cinéma que de sortir d'une salle obscure sans du tout savoir ce qu'il a pensé du film qu'il vient de voir ? L’avis catégorique d'amis sur la « nullité » de Civil War nous a vite fait pencher du côté de la déformation professionnelle et l’envie de faire feu de tout bois, mais comment se résigner à ne pas voir dans tant de clichés un féroce second degré ? Et comment en même temps réussir à entendre une critique dans un film qui use des mêmes procédés que ceux qu’il entend dénoncer ? Peut-être en acceptant que, malgré lui, le film nous dit tout ce qu’il ne voulait pas nous dire.
Ceci n’est pas une Civil War
Précisons déjà que la guerre civile n’est qu’un décor (et le titre une fort mauvaise idée). L’histoire n’est pas tant celle de la dystopie d’une Amérique fracturée au pouvoir qui déraille – sans commentaire – que le portrait de quatre photojournalistes embarqués dans cette tempête. Du contexte politique, nous ne savons pas grand-chose, si ce n’est que des États ont fait sécession, que l’électricité vient à manquer, rendant l'usage des générateurs incontournable (ça ne nous rappellerait pas quelque chose ?) et que la perte du sens moral est telle que même les journalistes sont pris pour cible (tiens donc !). Ni les origines du conflit ni la nature des différents camps ne seront jamais clairement explicitées et la guerre prend rapidement des allures de jeu vidéo où l’essentiel est d’éliminer « l’autre » : « Il y a un gars là-bas : il veut nous tuer, on veut le tuer », explique d’ailleurs un combattant en tenue camo à l’un de nos photojournalistes qui essaie de comprendre. Ce qu’il faut comprendre, c’est peut-être justement qu’il n’y a rien d’autre à comprendre que le désir de violence et d’opposition. Mais aussi que ce film est bien moins le récit d’une guerre civile qu’un road-movie sur le journalisme alors que Lee, Joel et Sammy, trois reporters chevronnés, sillonnent le pays de New York à Washington pour interviewer le président sur le déclin, accompagnés de la jeune Jessie qui rêve d’apprendre le métier.
To be or not to be reporter
C’est là que les choses se corsent. À longueur d’interviews, Alex Garland assure qu’il a voulu faire un éloge des photographes de guerre. Mais on a plutôt l’impression en regardant Civil War qu’il se paie gentiment notre pomme et se livre au contraire à une critique acerbe et à peine déguisée du métier. Tout commence – c'est une des premières scènes du film – par un flashback téléphoné de la photojournaliste aguerrie Lee Smith (Kirsten Dunst) submergée – dans son bain – par le souvenir de scènes traumatiques vécues sur le terrain.
Quelques minutes plus tard, on assiste à une séquence troublante : un jeune homme en a pendu un autre qui agonise en suppliant la journaliste de l’aider. Elle photographie la scène et demande au bourreau de prendre la pose. Tout cela est montré sans la moindre ironie et, pourtant, on a du mal à se dire que le réalisateur n’est pas en train de poser la question de la place et de l’éthique du reporter par rapport au sujet qu'il couvre.
Les journalistes sont animés par un puissant désir de capturer « la » photo, et quelle n’est pas la joie de la jeune apprentie Jessie lorsqu’elle découvre en le développant que son cliché d’un homme se faisant tuer par balle est « une super photo ». Car son appareil n’est pas numérique mais argentique. Si Garland a voulu faire un clin d’œil aux premiers reporters à qui il pense rendre hommage, il ressort plutôt de ce choix que l’incongruité d’un outil si peu pratique en temps de guerre révèle surtout un désir d’esthétisation mal placée par une recherche de belle photo en noir et blanc. On est pris d’un même sentiment de malaise quand, devant un homme important en passe d'être tué, Joel lui demande « one last quote », soit l’épigraphe qui figurera en dessous de la photo de sa mort.
Dans cet étonnant éloge du reporter de guerre, celui-ci est dépeint comme un assoiffé de risques qui frétille à l'approche du danger auquel il est impossible de résister. Il y a même parfois des morts collatérales et la jeune Jessie en compte trois à son actif, dont un bon ami, lorsqu’elle confie à Joël : « Jamais je n’ai eu peur comme ces derniers jours mais jamais je ne me suis sentie aussi vivante. » Cerise sur le gâteau de ce portrait des reporters où l’on peine à trouver la louange : leur inutilité, puisqu’on comprend que leurs travaux passés n’ont servi à rien lorsque Lee explique qu’elle a consacré sa vie à documenter des guerres à l’étranger pour « avertir les gens d’ici, dans l’espoir qu’ils ne commettent pas les mêmes erreurs ».
Le choc des photos
Ce n’est pas seulement par ce qu’il dit mais aussi par ce qu’il est que ce film interroge sur notre rapport à l’image choc : il fonctionne comme un miroir des reporters et emploie les mêmes ressorts de sensationnalisme. Si, sans le vouloir, Alex Garland a brossé un portrait acerbe (et regrettable) du photojournalisme, il a aussi, toujours sans le vouloir, fait état dans son film de procédés similaires par une surenchère de scènes marquantes qui incommodent le spectateur, et tout est bon pour y parvenir.
Le réalisateur nous les sert sur un plateau, comme ce plan de plusieurs (trop) longues secondes sur un charnier où s’entassent des centaines de cadavres. Ou cette scène où nos quatre photojournalistes assistent à des exécutions de sang-froid sur une musique pop entraînante : les plans sont suresthétisés par des traces de bombes de peintures colorées sur les murs et des arrêts sur images assorties d’un clic nous donnent à voir les « magnifiques » photos tirées de ce carnage.
Civil War devient alors sans le vouloir le produit cinématographique réflexif de cette société du choc, et on se demande si Alex Garland n’est pas un monsieur Jourdain qui fait de la théorie du cinéma sans le savoir. Et c'est justement parce que, malgré lui, le film nous dit tout ce qu’il ne voulait pas nous dire, qu’il est intéressant de le voir et de le comprendre. « Certaines choses ne devraient pas exister. Mais puisqu’elles existent, il n'est peut-être pas plus obscène de prendre en compte leur réalité que de la nier. Ou pour le dire autrement : ces photos sont obscènes, c’est vrai, d’une obscénité telle que rien ne peut la racheter ; et c’est pour cela qu’il faut les montrer », écrivent Jérôme Ferrari et Oliver Rohe pour conclure leur livre sur le photojournalisme À fendre le cœur le plus dur. Et il en va de même pour Civil War.
" les limites morales de la profession,... " Damned if you do report it and damned if you don't ...
13 h 51, le 10 mai 2024