
La pression sur le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé (au centre), ne cesse d’augmenter depuis le début de la crise. Photo d’archives Thomas Hage Boutros
(Mardi 16 mai 2023, la juge d'instruction française chargée de l'enquête sur le patrimoine européen de Riad Salamé a délivré un mandat d'arrêt international le visant, après son refus de se présenter à un interrogatoire à Paris. Nous vous proposons de relire ce portrait du gouverneur de la BDL que nous avions publié le 6 mars 2021)
Riad Salamé va-t-il rejoindre le funeste club des gouverneurs de Banques centrales moyen-orientaux sanctionnés, aux côtés du Syrien Hazem Karfoul (2020) et de l’Iranien Valiollah Seif (2018) ? C’est l’éventualité qu’évoquait, jeudi soir, Bloomberg. Selon l’agence de presse américaine, citant quatre sources proches du dossier, des responsables au sein de l’administration Biden discutent de la possibilité de mesures coordonnées avec les Européens contre Riad Salamé. Les discussions, qui portent notamment sur l’éventualité d’un gel des avoirs du gouverneur de la Banque du Liban (BDL) à l’étranger, sont en cours, et une décision n’est pas nécessairement attendue sous peu, précise l’agence. Selon une source proche du dossier contactée par L’Orient-Le Jour, les discussions évoquées par Bloomberg seraient directement liées à une procédure judiciaire lancée en Suisse, et pour laquelle le Liban a reçu en janvier dernier une demande d’entraide judiciaire, visant la Banque du Liban, avec de possibles ramifications concernant son gouverneur, le frère de ce dernier, Raja Salamé, membre du conseil d’administration de Solidere, et sa conseillère Marianne Howayek.
Vendredi soir, la BDL a toutefois publié un communiqué annonçant que Riad Salamé allait lancer « une série d’actions en justice au Liban et à l’étranger contre Bloomberg, sa correspondante à Beyrouth et tous ceux qui, derrière eux, ont fabriqué l’information portant atteinte au gouverneur de la Banque centrale ». Un peu plus tôt, un responsable américain indiquait sous le couvert de l’anonymat à Reuters que les informations rapportées par Bloomberg n’étaient pas avérées.
Au-delà de l’affaire Bloomberg, l’étau semble se resserrer de plus en plus ces derniers temps sur Riad Salamé, 70 ans, dont 28 passés à la tête de la BDL. Depuis plus d’un an et demi, l’homme est, pour beaucoup, l’un des symboles honnis de la crise économique et financière qui ravage le Liban. La chute est brutale pour celui qui, en août 2019, paradait encore au sommet du classement mondial des banquiers centraux du magazine new-yorkais Global Finance, dont il était un quasi-habitué. À l’époque, nombreux étaient ceux qui considéraient Riad Salamé comme un haut responsable incontournable de l’échiquier politico-économique libanais, le garant de la stabilité du taux dollar/livre et celui qui parvenait à convaincre les investisseurs de placer leurs devises dans les banques du pays. Certains voyaient même en lui le présidentiable idéal. D’autres, plus au fait des dessous du système financier libanais, ne pouvaient que constater à quel point la popularité de l’ancien employé de Merrill Lynch, nommé gouverneur en 1993 par Rafic Hariri dont il gérait auparavant le portefeuille d’actifs personnel, rendait inaudibles la plupart des critiques à son égard.
Longévité quasi record
Riad Salamé, c’est d’abord une longévité quasi record. Aujourd’hui, il talonne le Roumain Mugur Isărescu, en poste depuis le début des années 1990, mais avec une coupure de 13 mois pendant lesquels il a été Premier ministre. Le natif d’Antélias, fils d’un homme d’affaires ayant fait fortune en Afrique, éduqué sur les bancs de N.-D. de Jamhour puis de l’Université américaine de Beyrouth, a, lui, été reconduit en 2017 pour un quatrième mandat devant arriver à terme en 2023.
Riad Salamé, c’est ensuite, pour ses défenseurs du moins, celui grâce à qui un flot de devises a pu être injecté, des années durant, dans une économie par ailleurs dysfonctionnelle. Des injections qui ont permis à une large part des Libanais de vivre dans un certain confort. Les quelque dix années que la BDL a passées à subventionner des prêts au logement ou des crédits divers aux entreprises ont aussi contribué à renforcer la stature d’intouchable dont il bénéficiait jusqu’à récemment. « Ces mesures de politique économique, qui sortent du cadre habituel de l’action des banquiers centraux, ont effectivement contribué à forger son image d’homme fort, à “acheter” la fidélité de l’opinion publique », analyse une source du secteur financier. « Du côté de ses partisans, on aime à mettre en avant que le gouverneur a finalement comblé un vide laissé par l’État et permis d’éviter, à plusieurs reprises, au Liban de faire défaut sur le remboursement de sa dette publique », ajoute-t-elle.
Homme discret qui circulait la plupart du temps seul ou avec une escorte minimale – jusqu’à ce que le vent tourne avec le début de la crise et du soulèvement populaire, en octobre 2019 –, Riad Salamé a vu en deux ans sa popularité s’effondrer au même rythme que la livre, qui a perdu plus de 80 % de sa valeur sur la même période. Considéré comme l’une des icônes de l’ancien monde à abattre par les contestataires de la thaoura, l’homme sent désormais le soufre. Au point que sur la scène locale, aussi bien ses détracteurs que ses défenseurs optent pour un silence gêné, comme en témoigne le refus de la totalité de nos interlocuteurs de s’exprimer à visage découvert, voire même sous anonymat pour certains. « Vous comprendrez qu’il est compliqué de parler du gouverneur aujourd’hui, compte tenu du nombre d’ambiguïtés et de manipulations au centre desquelles il semble se trouver », explique une des sources contactées pour justifier son refus de s’exprimer, alors qu’elle compte au rang des détracteurs de Riad Salamé. Ses soutiens, eux, évoquent « un timing délicat ».
Cette « pudeur » est également de mise au sein du secteur bancaire, dont l’homme a pourtant longtemps été une figure de proue. Les premières craquelures sont apparues après l’annonce de la deuxième série d’ingénieries financières, en 2017. « Officiellement, c’est la langue de bois et les louanges qui dominaient encore à cette époque. Mais en coulisses, certains banquiers commençaient déjà à s’inquiéter des répercussions à moyen et long termes de ces opérations non conventionnelles d’échanges de titres de dette publique entre la BDL et les banques. Des opérations onéreuses à long terme pour les finances publiques et les réserves de devises de la BDL, mais qui devaient permettre au pays de continuer d’attirer des capitaux en pratiquant des taux d’intérêt de plus en plus élevés. Ce alors que l’État était toujours aussi dépensier et les responsables peu enclins à réformer le pays… » explique une source financière qui assure qu’en 2017, certains banquiers anticipaient déjà une implosion du système à terme.
Les premières critiques contre les ingénieries du gouverneur pour permettre à l’État d’éviter le défaut de paiement remontent, en fait, à plus loin encore. En 2004, alors que la dette publique avait été multipliée par quinze en dix ans et que le Liban était noyé sous les intérêts à payer, le Premier ministre Rafic Hariri s’était opposé à un projet d’ingénierie financière imaginé par Riad Salamé. Ce dernier avait alors rallié le président Émile Lahoud pour faire passer l’opération.
Divorce consommé
« Fin 2019, quand les effets de la crise n’ont plus pu être contenus, le divorce était consommé entre beaucoup de banquiers et le patron de la BDL », ajoute encore la source financière. Mais pour une autre source, proche de la Banque centrale cette fois, ce sont les banques et l’État qui ont provoqué l’effondrement actuel. Les premières en fermant leurs portes pendant près d’un mois dans le sillage du 17 octobre 2019, et le second en faisant défaut sur le remboursement des eurobonds (titres de dette en dollars) le 9 mars 2020.
Cette guerre d’interprétations illustre le nœud gordien de la situation libanaise. D’un côté, l’instabilité régionale chronique et les défaillances de l’État libanais ont pu justifier la politique du gouverneur fondée sur le maintien de taux d’intérêt élevés. Mais cette politique, qu’il a lancée au sortir de la guerre civile en prenant sa fonction et qui pouvait sembler appropriée à un moment où il fallait attirer des capitaux dans un Liban à reconstruire, s’est révélée, sans surprise, très chère pour l’État comme pour le secteur privé. Si cette politique a bien permis au Liban de garder une réputation de bon payeur tout en étant mal géré, les moyens requis pour la mener, combinés au gaspillage lié au clientélisme politique dans un système gangrené par la corruption, ont sévèrement restreint les perspectives de développement du pays, qui se retrouve trente ans plus tard sans alternative sérieuse alors que sa capacité à attirer des capitaux est anéantie.
Aujourd’hui, nombreux sont ceux à estimer que Riad Salamé a échoué à prendre le bon virage au bon moment, ce qui l’a entraîné dans une véritable fuite en avant. Parmi eux, le président Michel Aoun, qui semble déterminé à en finir avec le gouverneur, à en croire les différents échos qui parviennent depuis des mois du palais présidentiel et dont L’Orient-Le Jour relaye régulièrement la teneur. Dans un entretien accordé en 1997 à la chaîne locale MTV, Michel Aoun, alors en exil à Paris, avait fustigé la décision du gouvernement de l’époque d’endetter le pays en dollars via les eurobonds et de stabiliser le taux dollar/livre, prédisant que les déposants libanais allaient, à terme, payer cette politique au prix fort. Des propos qui peuvent paraître prophétiques aujourd’hui, compte tenu de la situation catastrophique dans laquelle se trouve le Liban, mais qui occultent, selon les défenseurs du banquier central cette fois, une donnée centrale de l’équation. « Ce n’est pas Riad Salamé qui a poussé la classe politique à ne pas faire de réformes pendant trois décennies, ni les banques à se montrer imprudentes dans leur gestion du risque, qu’il soit financier ou lié aux sanctions américaines ciblant le Hezbollah », martèle la source proche de la BDL. L’incapacité à lancer des réformes, même quand elles étaient la condition sine qua non à l’ouverture des vannes de l’aide financière internationale à l’issue de la Conférence économique pour le développement du Liban par les réformes et avec les entreprises (CEDRE) en avril 2018 ; le vote de l’onéreuse grille des salaires en juillet 2017, que Riad Salamé avait appelé à étaler dans le temps ; ou encore l’incapacité des autorités à limiter l’aspiration par la Syrie d’une partie des devises mises en circulation par la Banque centrale et des produits importés qu’elle subventionne encore aujourd’hui font partie des arguments généralement avancés par les partisans du gouverneur pour le dédouaner dans la responsabilité de la crise actuelle. Ils rappellent aussi, à l’instar d’un spécialiste de la conformité bancaire, la débauche d’énergie de Riad Salamé pour tenter de préserver au maximum le Liban des sanctions américaines visant le Hezbollah. « Malgré l’affaire de la Lebanese Canadian Bank en 2012 (sanctionnée par le Trésor américain suite à des accusations de blanchiment d’argent ayant profité à la formation chiite, la banque avait été dissoute par les autorités libanaises), certaines banques ont continué de manquer de prudence. Et c’est à chaque fois la Banque centrale qui a multiplié les initiatives – en fixant de nouvelles règles plus strictes ou en discutant avec ses interlocuteurs aux États-Unis ou en Europe – pour rassurer les autorités chargées de traquer les infractions financières susceptibles de conduire à des sanctions », poursuit cette source.
Les affaires judiciaires
Il n’en demeure pas moins qu’en interne, mais aussi en externe, la pression, aujourd’hui, ne cesse de monter sur le gouverneur. Une situation à laquelle ses prises de position depuis le début de la crise, tout comme son obstination à ne pas modifier sa politique monétaire, ne sont pas étrangères. Après avoir évité d’instaurer lui-même en novembre 2019 un contrôle formel et temporaire des capitaux régulant les restrictions unilatérales mises en place par les banques et qui aurait pu pousser le Parlement à légiférer sur le sujet, il rejoint au printemps les rangs des opposants au plan de redressement préparé par l’exécutif de Hassane Diab et jugé valable par le Fonds monétaire international pour tenter de débloquer une assistance financière de la part du FMI. Quelques mois plus tard, il agace une nouvelle fois les pays prêts à soutenir le Liban en contrepartie de réformes, en refusant de transmettre, en octobre 2020, les documents requis dans le cadre d’un audit juricomptable des comptes de la BDL. Un refus d’autant plus problématique que quelques mois plus tôt avaient fuité dans la presse les réserves de deux cabinets internationaux, Deloitte et Ernst & Young (E&Y), sur l’audit de l’exercice 2018 des comptes de la BDL. Des réserves portant notamment sur le manque de transparence de la BDL, qui se traduisait par l’impossibilité d’avoir accès à certains documents, ainsi que sur le recours à « des méthodes comptables non orthodoxes » pour « doper les actifs de l’institution d’au moins six milliards de dollars ». Le manque de transparence est l’un des gros griefs faits au gouverneur qui, aujourd’hui encore, reste globalement opaque dans le pilotage de la restructuration du secteur bancaire, désormais imminente.
Aux problèmes concernant la politique et sa gestion de la Banque centrale, s’ajoutent désormais les affaires judiciaires. En janvier dernier était ainsi révélée l’ouverture d’une procédure par le Ministère public de la Confédération helvétique (MPC) pour « blanchiment d’argent aggravé en lien avec de possibles détournements de fonds au préjudice de la Banque du Liban ». Une affaire dont les contours sont encore flous. Sur la scène locale, la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, le poursuit depuis janvier pour négligence professionnelle et abus de confiance ayant entraîné un gaspillage de fonds publics dans le cadre de ses mesures prises pour tenter de garantir un taux dollar/livre subventionné sur le marché des changes. Hier, le juge d’instruction du Mont-Liban, Ziad Makna, a fixé au 7 mai prochain la date d’une nouvelle audience du gouverneur dans le cadre de la plainte déposée contre lui par le collectif « Mouttahidoun » en 2020. En août 2020, le média libanais Daraj avait écrit, à l’issue d’une vaste enquête menée avec OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), que des compagnies offshore détenues par le gouverneur avaient investi, en toute discrétion, dans des avoirs à l’étranger à hauteur de près de 100 millions de dollars au fil des dernières années. Et ce alors même que M. Salamé encourageait à investir au Liban. Le gouverneur, qui n’a pas répondu aux demandes transmises par L’Orient-Le Jour à son service de communication, a toujours rejeté les accusations portées contre lui.
« Fatigué »
La situation de Riad Salamé semble donc, aujourd’hui, plus précaire que jamais. « Le fait que le gouverneur soit toujours en place veut bien dire qu’il n’a pas été lâché », dit toutefois une source politique, se plaçant plutôt dans le camp de ses soutiens. Autre explication : la question de son remplacement n’est pas réglée, alors que le nom du banquier franco-libanais Samir Assaf, ancien numéro deux de la banque britannique HSBC, qui faisait partie de la délégation accompagnant le président français Emmanuel Macron pour sa visite au Liban en septembre dernier, avait été, un temps, évoqué.
Aujourd’hui, un de ses collaborateurs à la BDL le dit « fatigué ». Lorsqu’on lui demande pourquoi le gouverneur n’a pas démissionné, étant donné le contexte, le collaborateur répond : « C’est un système qu’il a entretenu longtemps, dont il connaissait les faiblesses, mais dont il n’imaginait pas qu’il pourrait s’effondrer en si peu de temps. »
Un autre banquier souligne le poids de son héritage professionnel dans les choix qui l’ont guidé. « L’homme vient de la finance américaine dérégulée des années 1980 (une époque de récession mondiale marquée par un profond mouvement de déréglementation bancaire entamé à la fin des années 1970, NDLR). C’était une époque où il y avait une plus grande tolérance vis-à-vis des délits d’initiés, des conflits d’intérêts et de tout un ensemble de pratiques aujourd’hui plus sévèrement poursuivies. Mais il s’est retrouvé dans un monde qui suit la tendance inverse, dans lequel l’argent ne circule plus aussi librement, à cause des sanctions notamment américaines et des pare-feu installés après la crise financière de 2008. Quelque part, on peut dire que c’est l’époque qui l’a rattrapé », expose-t-il. Riad Salamé serait-il le premier responsable de l’ancien monde, au Liban, rattrapé par le nouveau ? « Il a joué une fois de trop et a fini par perdre pied face à une situation dont ses décisions sont en grande partie responsables », lâche une des sources interrogées. « En étant depuis si longtemps à la tête de la BDL, Riad Salamé a fini lui aussi par devenir un État dans l’État, avec une influence qui dépasse largement le cadre de ses prérogatives et un sentiment d’impunité illégitime sur le plan légal mais qui a finalement été accepté par tous. Tant que la situation financière était stable du moins », conclut la première source interrogée. La fin, en queue de poisson, d’une longue fuite en avant, même si rien n’est encore gravé dans le marbre.
commentaires (10)
Il suffit de bien analyser les effets des circulaires de la BDL depuis fin 2019 pour comprendre pourquoi il doit aller en prison accompagne des plus importants banquiers du pays. Il n'y a que des juges mafiocrates et analphabetes Libanais pour ne pas savoir les lire.
Michel Trad
19 h 13, le 16 mai 2023