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Culture - Focus

De l’art avec des débris du 4 août : sensationnalisme offensif ou acte cathartique ?

Les artistes libanais qui ont crée des œuvres avec des débris occasionnés par le blast du port ont été accusés de sensationnalisme, de manque d’éthique et de « glamourisation » de la tragédie. Deux psychothérapeutes se penchent sur cette problématique.

De l’art avec des débris du 4 août : sensationnalisme offensif ou acte cathartique ?

Un label d’accessoires de mode avait posté sur sa page Instagram la photo d’un sac de soirée en hommage aux silos du port de Beyrouth, fabriqué à partir de débris de verre. Bien que 25 % des recettes soient offertes à la Beirut Heritage Initiative, les critiques virulentes se sont abattues sur le label qui a retiré l’objet de la vente. Capture d’écran

Dans les mois, voire même les semaines, qui ont suivi la double explosion du port de Beyrouth, des artistes locaux, mais aussi des créateurs et entrepreneurs tous azimuts, se sont empressés de ramasser les débris jonchant les rues, avec lesquels ils se sont mis à confectionner tous genres de produits, chacun selon sa discipline. Qu’il s’agisse de sacs à main ou de carafes à eau fabriqués à partir de débris de verre, d’objets de design ou de sculptures commémoratives, les créateurs de ces pièces – mises à la vente ou à but non lucratif – ont affirmé que leur démarche émanait « d’un élan ou d’une (sur)vie » ou en tous cas d’une volonté de « transformer la mort en un symbole de vie », prenant comme exemple le mythe du phénix qui renaît de ses cendres.

Cela dit, une fois leurs créations mises à la vente ou présentées sur les réseaux sociaux, ces artistes se sont retrouvés au cœur de discussions parfois violentes, visés par des commentaires critiques de la part de compatriotes qui se sont sentis profondément heurtés par ces œuvres, à leurs yeux « offensives, violentes et inacceptables car romançant une tragédie ». Sauf que ces propos recèlent quelque chose de bien plus complexe qu’une simple accusation, d’autant qu’il en découle une problématique qui s’étend au-delà des frontières de notre drame national : créer à partir d’une tragédie relève-t-il d’un sensationnalisme facile ou plutôt d’un acte cathartique et salutaire ?

Trop tôt ?

Pour Nayla Karamé Majdalani, psychothérapeute de profession, cette question nécessite de discerner d’abord les récupérateurs de ce drame et ceux qui en ont pâti. « Il ne faudrait pas faire l’amalgame entre les personnes ou les structures qui ont profité de la situation pour faire de la récupération en générant du profit sur le dos du malheur d’autrui – dans ce cas il s’agit bien évidemment d’un acte condamnable car dénué d’éthique–, et ceux qui ont été eux-mêmes atteints par l’explosion et qui ont tenté de “recoller les morceaux”, chacun à sa manière, dans un élan de survie. »

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Si ce raisonnement corrobore celui des concernés par ces attaques qui considèrent que le fait qu’ils aient été eux aussi victimes de cette tragédie-là leur octroie en quelque sorte le droit de traiter le trauma comme ils le veulent, il ne semble pas avoir convaincu l’autre partie de l’opinion publique. Les détracteurs rétorquent qu’exposer chez soi et sur son corps, ou pire, vendre une matière qui a provoqué la mort de plus de 200 personnes et en a blessé des milliers, en extraire du beau, est simplement inconcevable. Selon ces derniers, cet agissement rime avec « un marketing de la misère et la mort ». Pourtant, Nayla Karamé Majdalani estime que la portée du geste dépasse celle de l’objet stricto sensu, tranchant que « se remettre sur pied, transformer les débris, la casse, en objets esthétiques; créer à partir du désespoir, sont autant d’actes cathartiques qui sauvent de l’impuissance, de la dépression, de l’anéantissement. Certes, ce geste fort demande une énergie et une rage de vivre qui n’est pas répartie équitablement chez tous, et qui peut heurter ceux qui ne l’ont pas, et qui pourrait expliquer en partie la virulence ».

Force est de constater que cette véhémence a été également provoquée par le timing de ces créations, jugées trop hâtives, comme l’articule d’ailleurs l’artiste et docteure en psychologie Anita Toutikian pour qui « cela aurait été davantage accepté si plus de temps s’était écoulé depuis le 4 août. Les gens ont encore trop mal, il est de notre devoir collectif de ménager leur sensibilité. En revanche, je m’étonne que ce genre d’art surprenne autant aujourd’hui, en sachant par exemple qu’une photo prise dans la banlieue sud de Beyrouth, au lendemain de la guerre de 2006 et où l’on voyait une décapotable pleine de gens venus presque faire du tourisme dans les ruines, avait remporté un prix photographique. Ce sensationnalisme existe de tout temps et partout ». Pour sa part, Nayla Karamé Majdalani préfère se focaliser sur l’intention de cette démarche plutôt que sur la forme et le moment où elle a eu lieu, assurant que : « La création à partir de la casse a une fonction cathartique extrêmement importante dans le processus de guérison d’un trauma. Lorsqu’une personne crée un objet à partir de débris de l’explosion, ceux de sa boutique, de sa maison ou de celle d’en face, et les récolte en se disant : “Je vais prendre ce qui est à terre, et je vais m’en servir pour m’en sortir, pour créer, me recréer”, je trouve que c’est un acte fort et constructif. La question du trop tôt ne se pose donc pas, surtout que cela se produit naturellement au moment où l’on s’en sent capable ou on en ressent le besoin. »

Nuancer la résilience

Autre discernement qu’Anita Toutikian invite à faire, cette fois entre les artistes et créateurs qui ont choisi de « montrer leur douleur, et donc de l’extérioriser et ainsi dénoncer les actes du système dont ils sont victimes » et ceux qui, en revanche, « ont glamourisé une tragédie ». Il n’empêche que les détracteurs de ce genre d’art ou de design refusent d’entrer dans ce qu’ils estiment être des détails, alléguant qu’il est question, dans ce cas précis, d’un drame collectif et non personnel. Un commentaire retrouvé sur la page Instagram du label Vanina qui avait confectionné des sacs de soirée en hommage aux silos du port, à partir de débris de verre, résume cette ligne de pensée : « Comment est-ce que se vêtir de mon trauma, quelque chose qui a provoqué la mort de mon père (un bout de verre, NDLR), vous permet d’apaiser le vôtre ? » Sur ce point, Toutikian relève « qu’au final, tout est question de perspective quand il n’y a pas infraction de la loi. D’un côté, il y a ceux qui ont besoin de s’exprimer par le biais de ces œuvres et, de l’autre, ceux qui refusent de mourir et que d’autres dépassent cette mort ou, pire, en profitent. Il n’y a pas de blanc ou de noir dans ce cas de figure. »

Ce qui subsiste, par-delà ce débat, c’est l’étendue de la colère déversée face à ces œuvres réalisées à partir des débris provoqués par la double explosion. Jugée disproportionnée et mal placée par certains, perçue comme tout à fait légitime pour d’autres, cette colère est aux yeux de Nayla Majdalani Karamé le symptôme d’une tendance qui prend racine dans la contestation populaire d’octobre 2019. C’est que cette indignation de masse n’est en fait que l’écho de la thématique de la résilience que le peuple libanais honnit maintenant plus que jamais.

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« En ce moment, s’il y a un tel rejet de la résilience au Liban, c’est simplement parce que cette notion a été mal comprise. On a toujours cru que le Libanais était résilient parce qu’il acceptait, qu’il oubliait, qu’il se réfugiait dans le déni et qu’il se contentait de compromis ou de situations alternatives pour ne pas faire face au problème. La création, qu’elle soit littéraire ou artistique, le travail ou toute autre forme d’action, s’inscrivent dans une dynamique de vie, de survie. Pouvoir se (re)créer à partir de notre trauma, donc de notre casse ou de nos débris (au sens propre comme sens au figuré), c’est cela même l’essence de la résilience. Il existe un art au Japon, appelé le kintsugi, qui invite à recoller les morceaux d’un objet cassé, en en soulignant les fêlures avec de la poudre d’or. Cet art relève de la philosophie qui consiste à prendre en compte l’histoire de l’objet, son vécu (traumatique). Sa casse ne signifie donc pas sa fin, c’est une phase de son vécu qui prélude à un renouveau, une renaissance. C’est pourquoi les réparations de ces objets ne doivent pas rester invisibles, elles sont au contraire mises en valeur », nuance la psychothérapeute. « On a remarqué que, depuis octobre 2019, dès qu’une personne ou une petite collectivité entreprend quelque chose, prend une initiative, même si celle-ci part d’une bonne intention pour soutenir la révolution ou les personnes qui souffrent de la crise économique, elle est généralement violemment attaquée, ajoute Nayla Majdalani Karamé. On a vu cela se produire à plusieurs reprises avec une virulence telle qu’elle a parfois frôlé l’intimidation. À mon avis, cela révèle d’abord un besoin qu’on soit tous unis dans le malheur, que ce soit notre malheur commun, qu’il n’y ait pas une catégorie de personnes qui s’exprime individuellement, qui émerge du lot. Cette émergence de l’individu semble être mal vécue, assimilée à de la désolidarisation, voire même à de la traîtrise. Mais cette colère peut être aussi la déviation de celle qu’on porte à l’égard des dirigeants de ce pays, ainsi que celle que nous avons contre nous-mêmes d’être tellement impuissants. Trouver une cible sensible vers laquelle on peut déverser notre colère est un mécanisme de défense largement pratiqué chez les humains. » Ces débats intra-citoyens ne relèvent-ils pas, au final, de la sacro-sainte liberté d’expression ? À condition, bien entendu, qu’ils ne dévient pas de la nécessité de comprendre ce qui a mené à la tragédie du 4 août et de porter les responsables devant la justice. C’est seulement à ce moment-là que l’on pourra vraiment panser les blessures...

Dans les mois, voire même les semaines, qui ont suivi la double explosion du port de Beyrouth, des artistes locaux, mais aussi des créateurs et entrepreneurs tous azimuts, se sont empressés de ramasser les débris jonchant les rues, avec lesquels ils se sont mis à confectionner tous genres de produits, chacun selon sa discipline. Qu’il s’agisse de sacs à main ou de carafes à eau...

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