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Culture - Design

200 Grs... de savons et quelques débris de verre issus du 4 août

L’idée de départ, proposée par la plateforme de design House of Today, était de détourner et de réinterpréter le plus banal des produits d’hygiène en objet de désir. Sauf que la tragique double explosion du port a changé la donne pour certains des designers participant à cet appel à projet, dont le duo de créateurs du label 200 Grs.

200 Grs... de savons et quelques débris de verre issus du 4 août

Prendre un savon standard, l’inciser délicatement, creuser assez profond pour y loger un fragment de verre ramassé parmi les débris de vitres de la double explosion du port de Beyrouth, le recouvrir de la matière délogée et inscrire, ainsi, au cœur de cette douce substance de purification, la mémoire d’un moment traumatique collectif. Photo DR

Prendre des savons de format standard. Les inciser délicatement. Creuser assez profond pour y loger, dans chacun, un fragment de verre ramassé parmi les débris de vitres pulvérisées par le souffle de la double explosion du port de Beyrouth en août dernier. Travailler lentement chaque pièce, avec une attention au geste qui relève de la précision chirurgicale en prenant soin à ne pas effriter plus de surface que nécessaire. Une fois le verre parfaitement inséré dans l’entaille, le recouvrir avec la matière délogée et inscrire, ainsi, au cœur de cette douce substance de purification, la mémoire d’un moment traumatique collectif. Comme pour en faire l’artefact de cet instant précis, ce 4 août 2020 à 18h06, lorsque la moitié de la capitale libanaise a été dévastée, et les biens, la sérénité mais aussi les perspectives d’avenir de plus de 300 000 de ses habitants ont été pulvérisés, réduits en poussière en 3 secondes.


Pascal Hachem et Rana Haddad, le duo de créateurs de 200 Grs. Photo DR


« Dust in the Wind », un hommage aux victimes de Beyrouth

Ce travail, justement baptisé « Dust in the Wind » (Poussière dans le vent), qui semble procéder d’un rituel curatif et méditatif, Rana Haddad et Pascal Hachem, le binôme d’architectes et designers qui se cache derrière le label 200 Grs., l’ont entrepris en « hommage aux victimes de la terrible tragédie de Beyrouth. En l’occurrence, pas seulement les Beyrouthins, mais aussi tous les Libanais qui ont vécu à des degrés différents cet événement d’une violence inouïe dont ils garderont l’empreinte à vie », disent-ils.

Eux-mêmes ont eu la chance de s’en être sortis avec « seulement quelques dégâts matériels dus aux vitres qui ont explosé, aussi bien dans notre atelier à Sin el-Fil qu’à mon domicile à Antelias », indique Rana Haddad. « Mais nous en avons gardé des stigmates aux niveaux moral, psychique et psychologique. Comme des blessures invisibles mais qui nous marqueront pour toujours. » Des bleus à l’âme que ce duo complémentaire, lié par une même fascination pour Beyrouth, ne pouvait que ressentir face au spectacle de la ville anéantie. Et principalement celui de ses vieux quartiers de Gemmayzé et Mar Mikhaël dévastés, « qui en étaient le véritable cœur battant ».

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« Nous avons grandi dans une ville qui nous a appris à vivre au jour le jour, et cela se traduit, dans notre pratique, par notre propension à réagir toujours à ce qui se passe », confient les designers. Expliquant que leur design, « souvent à mi-chemin de l’expression artistique », s’inscrit « au-delà de l’utilitaire et du fonctionnel, dans une veine de message culturel et social, de prise de position, voire même d’une action de dessillement du regard ».

Un Soap Project aux Senteurs d’Orient

Ce travail sur le savon, les créateurs de 200 Grs. l’avaient entamé après un appel à projet (The Soap Project) lancé au tout début de juillet 2020 par House of Today. La plateforme collaborative dédiée au design libanais proposait de repenser et réinterpréter, sous l’angle de l’objet de désir, cette matière des plus basiques qui, depuis l’irruption de la pandémie de coronavirus, a acquis une dimension cruciale de bouclier anti-Covid-19 dans nos vies…

Pour ce projet qui – seule contrainte – devait être achevé en un mois, les designers participants avaient le choix entre des kits de savons en bloc, en spaghetti ou en flocons offerts par la savonnerie libanaise Senteurs d’Orient.

Voilà qui ne pouvait qu’interpeller Rana Haddad et Pascal Hachem qui, dès la mi-juillet, s’étaient attelés à l’expérimentation de ce matériau 100 % naturel auquel ils devaient redonner une vie différente de celui de produit ordinaire d’utilisation courante.

Entre sensualité « gore » et démarche cathartique

Sauf que le cataclysme du 4 août va pulvériser toutes les anciennes approches, pour ne laisser place qu’au besoin d’exprimer leur ressenti profond de cette expérience agressive, destructrice et sanglante de leur ville bien-aimée. Impulsés par la nécessité d’en porter témoignage, ils vont détourner les blocs de savons parfumés aux Senteurs d’Orient destinés au projet de design pour concevoir une œuvre conceptuelle, affranchie des codes habituels et emblématique du drame de Beyrouth. Car cette série de savons enchâssant des débris de verre tranchants – dont il émane à la fois « une sensualité “gore” », soutient Pascal Hachem, et « une démarche cathartique », affirme plutôt Rana Haddad – n’est pas, a priori, destinée à faire son effet dans une salle de bains. Mais plutôt sur les réseaux sociaux où ce travail entrepris dans un esprit d’installation éphémère déroule les différentes étapes de son élaboration dans une vidéo d’images animées présentée sur les comptes Instagram de chacun d’entre eux, ainsi que sur les comptes de House of Today et d’Almaz Collectible Design, et sur le site suivant : https://vimeo.com/500465080/68c17044e9

Et si « Dust in the Wind » n’était finalement qu’une subtile allégorie de Beyrouth ? Cette ville si agréable et suave en apparence qui se révèle tellement blessante et difficile à vivre en réalité…

Carte de visite du duo de 200 Grs.

On pourrait les prendre pour frère et sœur, tellement Pascal Hachem et Rana Haddad se ressemblent. Même physique gracile, même catogan de cheveux bouclés parcourus de fils grisonnants, même regard brun éclairé de l’intérieur par la passion de leur métier.

Leur aventure commune démarre en 2013. Avec le lancement de leur label 200 Grs. né de leur fascination pour Beyrouth et de leurs interrogations partagées sur le rôle du design dans leur ville, ou de leur ville dans leur design. Duo complémentaire, Rana a une vision plus poétique, Pascal une approche plus concrète. Ensemble, ils adaptent leur créativité aux contraintes locales, et œuvrent dans un équilibre calculé entre travail manuel et machines pour produire des objets dotés d’authenticité. Des pièces sur mesure, élégantes et épurées, et qui mettent toujours à l’honneur les savoir-faire proposés au Liban en péril de disparition.


Le Message in a Soap du trio de designers féminins.


Tarek el-Kassouf, Bits to Atoms et d’autres aussi…

Parmi les participants au Soap Project, Tarek el-Kassouf s’est lui aussi inspiré du cataclysme de Beyrouth. Le jeune designer a réalisé une poétique installation filmée et présentée sur le fil Instagram de House of Today. On le voit en train d’aligner des blocs de savons en muraille, sur le sable d’une plage, face aux vagues… Une entreprise qui souligne le côté dérisoire et éphémère de nos existences, accompagnée de ces mots poignants de Nadia Tueni : « Tout n’est si beau que parce que tout va mourir dans un instant. »

Vu également sur le fil Instagram de House of Today, le projet du Bitstoatoms fondé par Guillaume Credoz et intitulé Tension surfacique. Il s’agit d’une interprétation, via Big Voxel, l’imprimante 3D grande dimension, du procédé de fabrication du savon en tant que matériau de construction… Ainsi que le « Message in a Soap » du trio de designers Guilaine Elias, Suzanne Anhoury et Dalia Husseini qui, elles, ont construit une installation autour de l’idée du galet de savon dans la paume… Comme un lien aux autres en ces temps de pandémie et de lavage de mains intempestif et sauveur de vie.

Prendre des savons de format standard. Les inciser délicatement. Creuser assez profond pour y loger, dans chacun, un fragment de verre ramassé parmi les débris de vitres pulvérisées par le souffle de la double explosion du port de Beyrouth en août dernier. Travailler lentement chaque pièce, avec une attention au geste qui relève de la précision chirurgicale en prenant soin à ne pas...

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