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Idées - Assassinat de Lokman Slim

Un pas de plus vers notre désespoir

Un pas de plus vers notre désespoir

Lokman Slim. Archives AFP

« Plus d’impunité ; c’est la seule façon de rendre justice à Lokman Slim et à toutes les autres victimes et martyrs. » Tel était le premier de tant de messages que j’ai lus sur Facebook le 4 février : toute ma communauté virtuelle criait au meurtre barbare dans un cri mêlant colère, rage et désespoir.

Cinq balles dans la tête et une dans le dos; voilà comment ils ont finalement fait taire Lokman Slim. Après qu’il eut été menacé, kidnappé et exécuté, son corps a été retrouvé dans sa voiture, dans un village du Sud-Liban sous l’emprise totale du Hezbollah. Lokman était l’un de leurs adversaires les plus abrasifs et éloquents. C’était un penseur, un écrivain, un éditeur, un militant acharné, un orfèvre, un érudit, un intellectuel et un conservateur de la mémoire de la guerre civile libanaise et de son passé trouble, entre autres.

Personnalité complexe

Mais il ne se contentait pas de dénoncer le Hezbollah : lui-même chiite, il vivait dans leur fief. Un affront intolérable pour ceux qu’il appelait systématiquement « la mafia », « la milice » ou « les voyous ». Il a été constamment menacé, intimidé et victime d’une calomnie mortifère et méthodique consistant à l’accuser d’être un « collaborateur sioniste », un traître et un espion.

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« Surveille tes arrières », « Gloire au silencieux » et d’autres affiches du même acabit étaient placardées sur la clôture de sa résidence, à Haret Hreik. Les images de lui à la télévision, assis derrière son bureau, photographiant avec son téléphone des lettres de menace éparpillées autour de lui, m’ont profondément marquée ; Lokman était également archiviste...

Je connaissais Lokman. Je le connaissais même bien pour avoir collaboré étroitement avec lui. Je l’ai fréquenté pendant plusieurs années jusqu’en 2012 ; il m’invitait régulièrement comme conférencière autour de questions liées à la mémoire et aux traumatismes. J’avais l’habitude de venir de Paris pour participer à des tables rondes sur la responsabilité et l’impunité. Nous avons même fondé ensemble un groupe de défense des droits, baptisé Citizen L.

J’ai fini par m’associer avec son institut afin de mettre en place une thérapie de groupe pour les victimes de torture : mes patients étaient tous des citoyens libanais, enlevés, emprisonnés et torturés par le régime Assad. Nous sommes devenus collègues et amis, jusqu’à ce que nous ne le soyons plus. Je n’ai pas apprécié qu’on fasse encore plus de mal à mes patients en détresse. Ces derniers ont en effet fini par être utilisés et conduits à rejouer leur situation de victimes dans le documentaire Tadmor, que Slim et sa femme ont décidé de réaliser contre mon avis professionnel explicite. Mais ils avaient certainement leur « vision » pour procéder ainsi. Cela a mal fini, mettant fin à notre collaboration comme à notre amitié. J’ai été longtemps bouleversée, tant émotionnellement que professionnellement, après cette expérience. Lokman avait certainement un côté sombre – qui ne l’a pas? – mais il n’avait pas peur de l’assumer.

Il avait une personnalité complexe et énigmatique, mais certains de ses aspects ne faisaient pas l’ombre d’un doute, à commencer par son éloquence et son courage hors normes. Et en dépit de l’évolution de nos relations, j’ai toujours pu constater et respecter ces qualités exceptionnelles.

Impunité perpétuelle

Au Liban, être réveillé par de terribles nouvelles est notre pain quotidien, mais certains matins sont pires que d’autres. En ce qui me concerne, l’horreur de la nouvelle de l’assassinat de Lokman Slim n’a eu pour égale que ma première réaction. En répondant à l’ami qui me l’a annoncée, je tape ces mots : « Qu’il repose en paix, je suis surprise que cela leur ait pris autant de temps. »

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Résister jusqu’au bout des mots

On finit par avoir ce genre de réaction hybride, intrinsèquement incohérente ; un mélange de choc et d’attente longtemps redoutée ; un mélange de terreur profonde et primitive et de colère immédiate. C’est ce qui arrive lorsqu’on est asservi assez longtemps à la violence et à l’insécurité, et quand on est plongé, encore et encore, dans une culture d’impunité totale et perpétuelle. Si un seul des innombrables assassinats politiques perpétrés au Liban avait été élucidé, et ses auteurs sanctionnés, aurait-on retrouvé aujourd’hui le corps de Lokman sur le bord d’une route du Sud ?

Comme tous mes compatriotes, je sais que personne ne sera arrêté, qu’il n’y aura pas d’enquête sérieuse, que l’événement sera dilué, que son assassin sera libre, que ce n’était ni sa première ni sa dernière fois. Nous savons aussi que d’autres seront assassinés, comme tant avant eux, et sans doute plus tôt que tard. Avec le même sort pour la victime : pas de justice ; le même sort pour le tueur : pas de coupable ; le même sort pour les Libanais : pas de vérité.

Nous, libanais, n’avons pas accès à la vérité, nous n’avons jamais droit à la justice, sous quelque forme que ce soit. Il nous est interdit de savoir qui nous tue et nous vole chaque jour ; nous n’avons pas accès à nos droits, aucun droit. Nous ne connaissons que l’impunité et la guerre, l’impunité et l’insécurité, l’impunité et la corruption.

L’absence de droit à la vérité fait place à toutes sortes de théories du complot, de divisions, de scepticisme, de paranoïa, d’anxiété, de colère, de peur et de dépression. Autant de composantes, désormais quotidiennes, de l’humeur qui règne dans la psyché traumatisée des Libanais. Et, pour la classe dirigeante – où comme certains aiment à la décrire, le monstre à six têtes –, une résilience éternelle, s’épanouissant dans cette culture de l’impunité qui a infiltré chaque cellule du corps mourant du pays. Lokman a été tué le 4 février, date anniversaire de l’explosion criminelle du port de Beyrouth. Six mois plus tard, la gestion lamentable de la catastrophe par le gouvernement constitue, en soi, un crime contre l’humanité. Depuis l’explosion, Lokman n’a cessé d’accuser avec véhémence le Hezbollah d’être impliqué, directement ou indirectement, dans le stockage du nitrate d’ammonium qui a fait sauter la moitié de Beyrouth. Le moment choisi pour son exécution ne peut être ignoré : il peut y avoir du chaos au Liban, mais un tel acte n’est jamais « spontané », c’est aussi cela qui a accentué le flot d’indignation. D’autant que son élimination contribue à neutraliser davantage les révolutionnaires du 17 octobre, déjà systématiquement réprimés par le pouvoir.

L'édito de Issa Goraïeb

Revanche d’outre-tombe

Comment continuer à respirer ? Comment échapper au spectre de la faim ? Telles sont désormais les seules préoccupations de la plupart des Libanais. C’est à cela que les habitants de mon pays ont été réduits. C’est le résultat inévitable de décennies vécues sous le règne du crime, de la peur, de la corruption, de la négligence criminelle, de l’incompétence, des seigneurs de guerre kleptocrates.

À sa sœur qui lui suppliait de faire attention, Lokman rétorqua : « Je n’ai pas peur de la mort. » « Ils ont perdu un noble ennemi », a-t-elle réagi à la nouvelle de sa mort. « Sans regret », a twitté Jawad Nasrallah (avant de se rétracter). De notre côté, le reste d’entre nous crie : « Au secours, nous sommes kidnappés par des criminels ! »

Psychanalyste.

« Plus d’impunité ; c’est la seule façon de rendre justice à Lokman Slim et à toutes les autres victimes et martyrs. » Tel était le premier de tant de messages que j’ai lus sur Facebook le 4 février : toute ma communauté virtuelle criait au meurtre barbare dans un cri mêlant colère, rage et désespoir.Cinq balles dans la tête et une dans le dos; voilà comment ils ont...

commentaires (2)

Ça n’est pas étonnant de la part de ces fossoyeurs traitres de procéder à l’assassinat de la noblesse dans un pays de lumière pour la remplacer par la racaille régnante depuis des années par la force des armes. L’obscurantisme qui les anime ne connaît pas de culture ni d’ouverture, ils préfèrent les grottes et les terriers aux demeures illuminés par le savoir inondés de soleil. Ils ont la nostalgie de la barbarie et veulent l’instaurer dans un monde qui court après la paix et la sérénité alors que eux se plongent dans les ténèbres et veulent convaincre le monde que c’est leur doctrine qui est la meilleure pour simplement exister n’ayant rien d’autres comme arguments pour convaincre, ils utilisent leur seule lâcheté pour faire taire les voix dissonantes pour triompher. La méthode n’est pas nouvelle et tout ce qu’ils ont retenu de l’histoire ce sont les procédures à suivre pour y arriver et qu’ils appliquent minutieusement comme tous les sanguinaires avant eux. Diviser, affamer, instaurer la peur par les armes, tuer pour dominer et enfin régner par la force avec l’aide des traitres de leur trempe.

Sissi zayyat

13 h 27, le 13 février 2021

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Commentaires (2)

  • Ça n’est pas étonnant de la part de ces fossoyeurs traitres de procéder à l’assassinat de la noblesse dans un pays de lumière pour la remplacer par la racaille régnante depuis des années par la force des armes. L’obscurantisme qui les anime ne connaît pas de culture ni d’ouverture, ils préfèrent les grottes et les terriers aux demeures illuminés par le savoir inondés de soleil. Ils ont la nostalgie de la barbarie et veulent l’instaurer dans un monde qui court après la paix et la sérénité alors que eux se plongent dans les ténèbres et veulent convaincre le monde que c’est leur doctrine qui est la meilleure pour simplement exister n’ayant rien d’autres comme arguments pour convaincre, ils utilisent leur seule lâcheté pour faire taire les voix dissonantes pour triompher. La méthode n’est pas nouvelle et tout ce qu’ils ont retenu de l’histoire ce sont les procédures à suivre pour y arriver et qu’ils appliquent minutieusement comme tous les sanguinaires avant eux. Diviser, affamer, instaurer la peur par les armes, tuer pour dominer et enfin régner par la force avec l’aide des traitres de leur trempe.

    Sissi zayyat

    13 h 27, le 13 février 2021

  • « Ils ont perdu un noble ennemi » La beauté artistique de cette phrase nous émeut. Certes, la sœur de Lokman Slim l’a prononcée pour exprimer sa peine profonde et la réalité qui s’installe après l’assassinat de son frère auquel elle était fortement attachée. Ces mots « Ils ont perdu un noble ennemi » sont chargés d’une sage douleur qui ne cherche ni la vengeance ni la haine. Mais ils ont aussi un pouvoir poétique qui leur donne leur propre envol. Car la perte d’un ennemi devrait être plutôt une bonne nouvelle pour tout un chacun. Or ces quelques mots « Ils ont perdu un noble ennemi » semblent nous dire le contraire. En effet, à priori, les deux termes « noble » et « ennemi » semblent sémantiquement contradictoires et incompatibles, notamment sous nos cieux… On ne parle pas ici d’une bataille littéraire ni de vers d’une pièce littéraire classique de Racine ou de Corneille. C’est ce qui ajoute de l’intrigue et du mystère à cette courte phrase que j’aime. Sa libre et souveraine dimension poétique nous laisse songeurs.

    Hippolyte

    11 h 07, le 13 février 2021

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