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Revanche d’outre-tombe

Même gisant sous terre, Lokman Slim n’a pas fini de clamer leurs quatre vérités à ses assassins : de mettre à nu aussi la criante mauvaise foi, mais aussi l’incommensurable stupidité, de ceux qui ont indécemment applaudi à son martyre.

Chargée de puissants symboles était ainsi, jeudi, la cérémonie d’inhumation de cet inlassable militant chiite entré en révolte intellectuelle contre la domination partisane et armée. Du jardin de sa demeure de Haret Hreik où il était enseveli, le disparu a fait, au cœur de cette banlieue sud de Beyrouth devenue le domaine réservé de milices, une aire inconnue de liberté d’opinion, d’expression ; on a même vu évoluer, pour la première fois depuis des décennies, une ambassadrice des États-Unis. La terreur y a été vivement condamnée et non moins vigoureuse a été l’exigence de justice, ce qui n’altérait en rien l’exhortation au dialogue, empreinte de dignité et de sagesse dans la douleur, que lançait la mère du supplicié.

Last but not least, c’était là aussi un espace de vibrante communion spirituelle où se sont mêlés, en un ultime hommage à Lokman Slim, versets d’islam et cantiques chrétiens. Et qu’on ne vienne surtout pas accabler ce malheureux récitateur de Coran amené, sous un flot de menaces télécommandées inondant les réseaux sociaux, à se renier lui-même, à assurer qu’il s’était trompé d’adresse en s’en allant psalmodier des prières pour le repos éternel du proscrit. De ce pauvre clerc bégayant sa plaidoirie sur vidéo, ou de ceux qui se sont employés à le terroriser en faisant tourner à fond la machine à tweets, lequel en effet fait-il preuve de plus de lâcheté ? D’aucuns n’ont guère fait mieux côté chrétien, écumant eux aussi le web à coups d’insanités, mais seulement pour récolter le même mépris et se couvrir d’une égale dose de ridicule. Quelle sorte d’esprit tordu faut-il avoir en effet pour reprocher sérieusement à un officiant chrétien d’entonner une Mater Dolorosa sur la tombe du musulman Lokman Slim, au prétexte que cette prière sied exclusivement aux fidèles du Christ ? Et de voir les hautes autorités maronites se laver les mains de la magnifique initiative du prêtre incriminé n’évoque-t-il pas funestement le geste de Ponce Pilate, plutôt que l’enseignement d’amour auquel s’est voué Jésus ?

Ces tristes interrogations trouvent une justification supplémentaire dans l’inquiétude, tout récemment exprimée par le pape François, quant aux risques d’une perte de l’identité du Liban. Le chef de l’Église catholique est certes loin d’ignorer que le concept même d’identité est devenu, un peu partout, matière à débats passionnés, la riposte à la mondialisation ayant favorisé en effet l’éclosion des nationalismes et chauvinismes. Il sait tout aussi bien, néanmoins, que de tous les États du Proche et du Moyen-Orient, le Liban est bien le seul en droit de se réclamer d’un pluralisme unique, lequel est d’ailleurs sa raison d’exister. C’est en arborant un visage arabe, fruit d’un compromis entre chrétiens et musulmans, que notre pays accédait à l’indépendance. Pleinement arabe désormais (sous réserve toutefois d’être perçu par tous ses fils comme une patrie définitive !) quelle en est cependant la physionomie annoncée, à l’heure où un Iran théocratique, animé d’ambitions d’empire, s’arroge le scalpel du lifting et s’acharne à manipuler, de force, l’ADN libanais ?

Marianne et son bonnet phrygien, c’est la France. L’Oncle Sam s’est approprié la dégaine d’Abraham Lincoln pour représenter l’Amérique, et les Anglais se reconnaissent toujours en John Bull, avec son haut-de-forme et son bedon en étendard. Le cèdre est là, ce n’est pas d’un portrait-robot symbolique que manque le Liban, mais d’une reconnaissance planétaire de son utilité. L’inquiétude est absolument de mise, que Votre Sainteté en soit remerciée ; mais les alarmes, soucis et autres angoisses, ce n’est pas tout. C’est une sainte colère, augurant de vastes remue-ménages, que mérite d’inspirer le calvaire du Liban.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Même gisant sous terre, Lokman Slim n’a pas fini de clamer leurs quatre vérités à ses assassins : de mettre à nu aussi la criante mauvaise foi, mais aussi l’incommensurable stupidité, de ceux qui ont indécemment applaudi à son martyre.Chargée de puissants symboles était ainsi, jeudi, la cérémonie d’inhumation de cet inlassable militant chiite entré en révolte...