Le meurtre brutal de Lokman Slim, un opposant de premier plan au Hezbollah, nous a tous choqués. Il nous a ramenés à la série d’assassinats qui ont suivi celui de Rafic Hariri en 2005, et en particulier celui d’autres écrivains tels que Samir Kassir et Gebran Tuéni.Sixième mois, jour pour jour, après l’explosion du 4 août, cet assassinat a malheureusement détourné l’attention de la manifestation commémorative organisée par les parents des victimes de la plus grande explosion non nucléaire de notre histoire récente.
Effacement
Ironie cruelle : Slim travaillait lui-même avec les familles des victimes de crimes de la guerre civile – et en particulier les disparitions forcées au Liban et en Syrie –, tout comme il travaillait avec les parents de Syriens disparus ces dernières années. Ces familles, tout comme celles des victimes de l’explosion de Beyrouth, n’ont encore reçu aucune réponse de la justice pour ces crimes.
Selon un schéma désormais familier, le sort de ces familles sera traité comme une question humanitaire, pouvant être reportée indéfiniment en raison de sa nature « sensible », plutôt que comme une question explicitement politique, car elle implique l’ensemble de l’establishment politicien. Le « discours des familles », pour reprendre la formule du cinéaste Ghassan Halwani, est souvent utilisé comme une feuille de vigne visant à cacher la nature politique de ces crimes. Halwani était bien placé pour le savoir : son propre père, Adnan, a été victime d’une disparition forcée en 1982 et sa mère, Wadad, a fondé la même année le Comité des familles de personnes enlevées et disparues au Liban.
Telle est la réalité du Liban « d’après-guerre » : les personnes assassinées ou disparues de force avant 1990 ont été effacées par l’adoption de la désormais tristement célèbre loi d’amnistie 1991 et tandis que les auteurs des assassinats politiques commis depuis 2005 continuent de s’en tirer. L’expérience la plus poussée en termes de responsabilité pénale réside dans les 15 années de procédure judiciaire menée par le Tribunal spécial pour le Liban, une procédure truffée de questions sans réponse qui n’a abouti qu’à une seule condamnation, par contumace, de Salim Ayache, un membre du Hezbollah. Et il s’agissait de l’assassinat d’un Premier ministre…
Les disparus et les assassinés au Liban sont tués deux fois. D’abord, physiquement, ensuite, par leur effacement symbolique. Du meurtre de Samir Kassir, le 2 juin 2005, à celui de Mohammad Chatah, le 27 décembre 2013, et avec tous les autres commis entre-temps, les dates finissent par se confondre. Si nous ne faisons pas attention, la même chose pourrait se produire avec l’assassinat de Lokman Slim.
La révolution libanaise d’octobre 2019 a conduit à repenser la signification du slogan : « Al-chaab yourid isqat al-nazam » (le peuple veut la chute du régime) dans un pays dirigé par un réseau de seigneurs de guerre et d’oligarques. Le fait de ne pas avoir un seul dirigeant à renverser est à la fois une bénédiction, nos vies valant tout de même plus cher qu’en Syrie, et une malédiction, notre régime ayant de multiples noms et visages.
Éviter les pièges
Selon le chercheur Jamil Mouawad, le régime libanais repose sur trois piliers : l’hégémonie discursive et le contrôle des imaginaires ; la violence (y compris symbolique) ; et le contrôle et l’extraction des capitaux. Concentrons-nous sur les deux premiers.
Lorsque nous avons scandé « kellon yaané kellon », je pense que la plupart d’entre nous ne savaient pas dans quelle mesure cela resterait pertinent dans un avenir prévisible. Nous savions qu’inclure Nasrallah dans le « tous » serait différent, car mentionner son nom a un coût plus élevé que mentionner les autres noms. C’est pourquoi l’ajout de « wa Nasrallah wahad minnon » (« et Nasrallah est l’un d’entre eux ») était nécessaire. L’hésitation que beaucoup peuvent avoir avant d’inclure Nasrallah en toute confiance est compréhensible, tout comme la raison pour laquelle beaucoup ne voudront pas pointer du doigt le Hezbollah pour l’assassinat de Lokman. D’une part, nous savons que d’autres partis politico-confessionnels incluent déjà Nasrallah tout en excluant leurs propres dirigeants. Cela a toujours été le principal piège pour ceux qui ont adopté ce slogan : qu’entendons-nous vraiment par « kellon » ? Comment empêcher certains de ceux qui ont actuellement moins de pouvoir que d’autres de profiter de cette situation pour prétendre être avec nous ? Les militants anticonfessionnels doivent faire très attention à ce que leurs paroles ne soient pas volontairement déformées par ceux qui défendent ce type de régime. Après tout, nous avons vu Saad Hariri et Samir Geagea prétendre soutenir la révolution, alors même que la révolution chantait aussi contre eux, parfois nommément. Cela a offert une porte de sortie commode à leurs partisans comme à ceux de Hassan Nasrallah, Nabih Berry et Michel Aoun. Ceux de Hariri et Geagea peuvent prétendre faire partie de l’opposition anti-establishment, tandis que les seconds peuvent exploiter cet argument pour rejeter l’opposition anti-establishment dans son ensemble. Deux scénarios répétés à l’envi depuis octobre 2019.
Avec l’assassinat de Lokman, nous pourrions les voir de nouveau. S’il sortait du lot des opposants frontaux au Hezbollah, c’est parce que, lui-même chiite, il vivait et travaillait dans la banlieue sud. Après tout, le sectarisme fonctionne en partie grâce à la peur et à la violence. Il repose non seulement sur une économie politique – maintenue par des réseaux clientélistes et des « wasta », par exemple – mais aussi la peur. Si nous ne faisons pas attention à nos paroles, les médias partisans peuvent simplement les exploiter pour décourager leurs téléspectateurs de nous voir comme des frères et sœurs qui partagent la même terre, ou nous salir en tant qu’agents d’Israël, agents de l’Arabie saoudite, « takfiris », « chiites d’ambassade », etc.
Afin d’éviter que le « discours des familles » dépolitisé ne soit à nouveau en marche, nous ferions bien d’écouter la famille de Lokman après son assassinat. Sa mère, Salma Merchak Slim, a déclaré que ceux qui ont assassiné Lokman font du mal à l’ensemble du Liban. Sa sœur, Rasha al-Ameer, a déclaré : « C’est une perte. Et ils ont perdu. Ils ont perdu un adversaire noble, une personne qui croisait le fer avec eux intelligemment et avec aisance, et c’est rare. » Sa femme, Monika Borgmann, a tweeté « zéro peur », en référence à une phrase de son époux pendant la révolution d’octobre 2019. Nous ferions bien de nous rappeler que Lokman lui-même a dit qu’il tiendrait Hassan Nasrallah et Nabih Berry pour responsables si quelque chose lui arrivait. Et nous ferions bien de nous rappeler que les partisans du Hezbollah ont proféré des menaces de mort explicites autour des murs de la maison de Lokman en 2019.
Samedi dernier, de nombreuses personnes sont descendues dans la rue pour commémorer Lokman Slim. Le fait qu’ils se soient réunis sur la place Samir Kassir n’est pas une coïncidence, et rappelle une phrase écrite par le journaliste peu avant son assassinat : « Retournez dans la rue, camarades, pour recouvrer la clarté. »
Chercheur-doctorant sur le Liban d’après-guerre à l’Université de Zurich et animateur du podcast « The Fire These Times ».
la pire des erreurs etait de NE PAS OUBLIER le passe. avoir admis que les seigneurs des guerres au liban soient eux nos " neo" gouvernants, de les absoudre de leurs crimes, a ces KELLON sans aucune exception. la memoire de tous rappelera leurs noms et leurs identites actuelles , comme le disait un jour l'un parmi eux-w wahhab... ils ne sont que 5 ou 6. 5 ou 6 de trop, de pernicieux, de criminels.
12 h 14, le 13 février 2021