Rechercher
Rechercher

Société - La thaoura, un an après

Malgré la fatigue et la démobilisation, la flamme ne s’est pas éteinte

Le soulèvement populaire n’a pas réussi à s’imposer comme alternative politique. Mais ses forces sont réelles : son caractère pacifique, ses idées qui parlent à une partie de l’opinion publique et sa volonté de s’organiser.

Malgré la fatigue et la démobilisation, la flamme ne s’est pas éteinte

Devant le Grand Sérail, dans le centre-ville de Beyrouth, le 25 janvier 2020. Photo João Sousa

Il y a un an jour pour jour, les Libanais s’appropriaient l’espace public, envahissant les places et les rues. D’abord pour protester contre la nouvelle taxe imposée par les autorités sur l’utilisation des applications de messagerie instantanée WhatsApp, Skype ou Viber, dans un contexte de crise économique et financière aiguë. Puis pour fustiger la classe politique, sa corruption, son clientélisme et ses discriminations, qui ont enfoncé le pays dans la misère, maintenant la population dans la dépendance communautaire, empêchant les réformes, le développement et l’émergence d’un État-nation. Du nord au sud, et de manière discontinue pendant plusieurs mois, la population en colère a dénoncé, accusé, insulté. Pour la première fois dans l’histoire du pays, les leaders tant adulés par leurs partisans ont été massivement conspués, moqués, et leurs effigies pendues sur les places publiques. Des jets de pierres, tentatives d’infiltration du Parlement et actes de vandalisme ont accompagné ces violences verbales de gros calibre, menées par le slogan « kellon yaani kellon » (Tous veut dire tous). Des opérations de harcèlement de personnalités politiques aussi. Sans oublier les routes coupées et les pneus brûlés, qui n’étaient pas toujours du goût de la population, même sympathisante de la contestation populaire. Mis à part ces épisodes modérément violents, la thaoura s’est distinguée par ses revendications citoyennes, par son pacifisme souvent défendu par les femmes qui se sont interposées à maintes reprises entre des manifestants survoltés et des forces de l’ordre armées jusqu’aux dents. Et même si, de temps à autre, des tentatives de passer à une étape supérieure (entendre violente) ont émergé, elles n’ont jamais abouti.

L'éditorial de Issa GORAIEB

Comptes d’octobre

C’est en revanche de la part des autorités qu’est venue la violence. La vraie. Initiée par les forces de l’ordre et les sbires des zaïms communautaires. Celle qui a saccagé et brûlé les installations de la contestation populaire sur les places publiques, qui a éborgné les manifestants, qui a mitraillé leurs corps de tirs de chevrotine, qui a fomenté des troubles armés ici ou là, faisant au passage quelques victimes. La peur s’est alors emparée des révolutionnaires. La pandémie de Covid-19 aidant, l’espace public a été déserté. Pour plusieurs mois. La double explosion du 4 août du port de Beyrouth a fait le reste, plongeant la population des quartiers dévastés, déjà essoufflée par la crise financière, dans le deuil, les préoccupations pratiques et le désir de partir. Certains l’ont déjà enterrée. D’autres en parlent avec nostalgie. Que reste-t-il aujourd’hui de la révolution libanaise du 17 octobre 2019 ? N’est-elle plus que le souvenir d’un éphémère mouvement de contestation ? A-t-elle péché par sa non-violence ?

Un ras-le-bol, sans stratégie de renversement

Les points faibles, la thaoura les multiplie. Avec en exergue le fait qu’elle n’a pas su transformer ses revendications en projet(s) politique(s). Elle ne peut donc être considérée comme une révolution. Tout juste comme une contestation populaire. Et ce indépendamment de sa tendance pacifique. Car il s’agit plutôt d’un manque de combativité politique, estiment les analystes. « La thaoura s’est contentée d’exprimer son ras-le-bol et son rejet, sans adopter de stratégie de renversement », constate le politologue Joseph Bahout, directeur de l’Institut Issam Farès pour les politiques publiques de l’AUB. Et « lorsqu’elle a été émaillée de violences, elle a risqué de perdre sa légitimité, car elle a vu l’éloignement d’une grande partie du segment social, ces sympathisants qui préfèrent leur fauteuil à la rue ».

« Même lorsqu’elle était en colère, elle n’a cessé d’être “polie” envers les banques qui lui ont pris son argent ou à l’égard du gouvernement qui a failli à ses obligations, ce qui n’est pas compatible avec la révolution », observe de son côté l’enseignant-chercheur Karim el-Mufti, directeur de la clinique juridique des droits de l’homme à l’Université la Sagesse.

Lire aussi

Pendant un an, le Liban face à lui-même sur le Ring

Absente désormais des places publiques, sauf timidement le 8 août, quelques jours après la funeste double explosion du port, la contestation est à présent vue par les observateurs comme « divisée », « faisant mine d’épuisement et d’inefficacité », comme « une énorme déception », au point de devenir « comateuse ». Il faut dire qu’elle fait face « à un pouvoir cynique, têtu et sourd aux revendications, qui joue sur les contradictions du corps social et qui a su rebondir », souligne le directeur de l’IFI. Un pouvoir qui pose l’équation « c’est le désordre ou nous », rappelant ainsi « la tactique syrienne » utilisée au Liban du temps de la tutelle, « qui regorge d’instruments comme les discours communautaires, la contre-violence, l’essoufflement, la crise économique et l’extrême pauvreté ». Ce « pouvoir milicien et mafieux », l’économiste et activiste Jad Chaaban l’accuse d’avoir « sciemment laissé le système se désintégrer, de manière préméditée, en fermant les banques, en transférant l’argent des hommes politiques… ». « Dans ce cadre, la thaoura n’a pas réussi à imposer une alternative, regrette-t-il. Comment le pourrait-elle alors que ses membres ont perdu leur travail, qu’ils sont occupés à récupérer leur argent, à trouver des médicaments et du mazout ou à panser leurs plaies, après la double explosion de Beyrouth ? » Sans oublier « le Covid-19 qui interdit tout mouvement de foule ».

Le manque de combativité

Il n’empêche que les analystes se seraient attendus à davantage de combativité de la part des contestataires. « Le projet citoyen n’a pas dépassé le stade du projet, déplore M. Mufti. Le leadership alternatif n’a pas suivi, parce que les manifestants ont refusé de représenter la contestation populaire, de même que les groupes politiques alternatifs, dont les députés ont démissionné et qui sont devenus inaudibles. Ils ont rejeté la bataille politique. Ils n’ont pas réussi à montrer leur capacité à diriger. » Des critiques que les membres de la thaoura reconnaissent et ne manquent pas de relever également. « La contestation aurait dû mener un travail d’étude des grands dossiers, comme la loi électorale ou les prérogatives des municipalités, soutient Jad Chaaban. Elle ne l’a pas fait. Peut-être par manque de vision convergente. Peut-être aussi par manque d’éducation démocratique. » Même constat de la part de l’activiste indépendante Halimé Kaakour, docteure en droit international et en droits de l’homme, qui reconnaît que l’organisation politique de la contestation, supposée garantir la permanence et la durabilité de son travail politique, n’est pas encore mature. « Cette organisation politique a besoin de temps pour mûrir. Or nous n’avons pas le luxe du temps », déplore-t-elle.

L’image ternie des personnalités politiques

Face à ces défis, la contestation populaire peut compter sur des atouts de taille. Et pas des moindres. Elle tire sa force de sa détermination à ne pas entrer dans le cycle de la violence, d’abord, contrairement aux forces de l’ordre et aux milices proches de partis au pouvoir. Elle a de plus gagné la bataille de l’opinion publique, vu la popularité de ses revendications, basées sur la volonté de bâtir un État de droit et de lutter contre la corruption, notamment. Ses acteurs gardent enfin espoir et mènent un travail en profondeur, non pas pour unir les idéologies si diverses de ses composantes, mais pour donner naissance à des projets politiques.

« Malgré la colère ressentie par les manifestants contre le pouvoir, et cette soif de vengeance qui a marqué l’après-4 août, la contestation a respecté son engagement pacifique. Et c’est bien là la force du mouvement qui a refusé de se laisser entraîner dans la spirale de la violence », souligne Me Kaakour, rappelant que de toute façon, les forces contestataires ne pouvaient prétendre faire le poids face à des forces de l’ordre ou des parties progouvernementales lourdement armées. « Le choix de la voie pacifique représente pour les contestataires un avantage moral et tactique, vu que la violence, priorité de leur adversaire, est mal perçue de la part de la communauté internationale », note de son côté Joseph Bahout. Sans compter, ajoute le politologue, que « cette non-violence permet aussi d’assurer une plus large adhésion populaire à la contestation ».

Lire aussi

La thaoura, un an après : paroles d’artistes II

Depuis le soulèvement populaire, aucune personnalité au pouvoir ne peut plus se promener dans la rue ou dîner au restaurant sans être huée. C’est dire, observe l’économiste Jad Chaaban, les batailles remportées par le mouvement de révolte. « La contestation a gagné la guerre des idées et des principes. Elle a remporté la bataille de l’opinion publique, note-t-il. Ces victoires ont non seulement contribué à ternir l’image des hommes politiques au pouvoir, mais elles ont poussé à engager des réformes, comme notamment l’audit financier de la Banque du Liban. » Et puis son discours séduit les masses, car il part d’une « volonté de bâtir un État de droit, basé sur la justice sociale, le respect des libertés publiques, le rejet des discriminations », renchérit Halimé Kaakour.

Le potentiel est là

Malgré la démobilisation et les signes de fatigue, les espoirs sont permis. « Le potentiel est là, mais encore faut-il l’étincelle », souligne Karim el-Mufti, espérant un mouvement de sursaut pour renouer les réflexes démocratiques, car le Liban se trouve à un carrefour existentiel. « La flamme ne s’est pas éteinte », abonde Jad Chaaban. « Bien au contraire, des partis politiques sont en train de naître avec leurs propres projets, révèle Halimé Kaakour. Leur défi est de se présenter comme une alternative exemplaire aux partis actuels. » Pour ce faire, « un travail identitaire » est mené, accompagné d’un « dialogue politique ». La diversité idéologique et politique est telle au sein de la contestation que les alliances ne peuvent se faire du jour au lendemain. Et pour répondre à la pression exercée sur ces groupes pour les pousser à s’unifier, la militante répond tout de go : « On ne peut s’unifier ou conduire des alliances avec toutes les parties sur le terrain. Et il serait illusoire de vouloir se retrouver sur une plateforme commune, concernant notamment le mariage civil, l’abolition du système confessionnel et bien d’autres dossiers, lorsque les points de vue sont divergents. »

Il y a un an jour pour jour, les Libanais s’appropriaient l’espace public, envahissant les places et les rues. D’abord pour protester contre la nouvelle taxe imposée par les autorités sur l’utilisation des applications de messagerie instantanée WhatsApp, Skype ou Viber, dans un contexte de crise économique et financière aiguë. Puis pour fustiger la classe politique, sa corruption,...

commentaires (3)

Une révolution pour réussir à besoin d’un projet alternatif au système en place, un leadership qui mène cette révolution et des révolutionnaires. Or le mouvement spontané du 17 octobre, aussi noble fut il, n’a que des révolutionnaires et il lui manque cruellement les deux premières composantes. Demander le départ de tous les mafieux qui sont en place et qui ont pillé le pays est parfaitement légitime voire indispensable, mais après ! On fait quoi ? Réclamer son argent aux banques est plus qu’un droit, sauf que cet argent n’existe plus que sur le beau papier que la banque nous donne. Le reste est caché dans les paradis fiscaux. Le système confessionnel doit être aboli certes, mais allez convaincre les foules du Hezbollah ou celles du Haririsme ou de la Jamaa Islamya ou celles du CPL ou des FL. Soyons lucides, le citoyen de base est très loin d’être prêt à oublier sa confession au profit de sa Nation. Moi non plus je n’ai pas de solution alternative à proposer car premièrement je n’ai pas cette compétence et surtout parce que je suis à 100% occupé à résoudre des problèmes d’intendance de base tels que nourrir ma famille, trouver des médicaments, payer toutes les doubles factures des services absents de l’Etat .... Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le Liban de 1943 n’existe plus, d’ailleurs il n’a existé qu’entre 1943 et 1967 hormis l’épisode de1958. Depuis 1967 le Liban est en crise et traverse ce qu’il est convenu d’appeler, une phase cruciale

Lecteur excédé par la censure

11 h 50, le 17 octobre 2020

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Une révolution pour réussir à besoin d’un projet alternatif au système en place, un leadership qui mène cette révolution et des révolutionnaires. Or le mouvement spontané du 17 octobre, aussi noble fut il, n’a que des révolutionnaires et il lui manque cruellement les deux premières composantes. Demander le départ de tous les mafieux qui sont en place et qui ont pillé le pays est parfaitement légitime voire indispensable, mais après ! On fait quoi ? Réclamer son argent aux banques est plus qu’un droit, sauf que cet argent n’existe plus que sur le beau papier que la banque nous donne. Le reste est caché dans les paradis fiscaux. Le système confessionnel doit être aboli certes, mais allez convaincre les foules du Hezbollah ou celles du Haririsme ou de la Jamaa Islamya ou celles du CPL ou des FL. Soyons lucides, le citoyen de base est très loin d’être prêt à oublier sa confession au profit de sa Nation. Moi non plus je n’ai pas de solution alternative à proposer car premièrement je n’ai pas cette compétence et surtout parce que je suis à 100% occupé à résoudre des problèmes d’intendance de base tels que nourrir ma famille, trouver des médicaments, payer toutes les doubles factures des services absents de l’Etat .... Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le Liban de 1943 n’existe plus, d’ailleurs il n’a existé qu’entre 1943 et 1967 hormis l’épisode de1958. Depuis 1967 le Liban est en crise et traverse ce qu’il est convenu d’appeler, une phase cruciale

    Lecteur excédé par la censure

    11 h 50, le 17 octobre 2020

  • AVEC LES CONNERIES COMMISES PAR LES MAFIEUX LA FLAMME DE LA REVOLUTION VA REPRENDRE DE PLUS BELLE JUSQU,AU CHANGEMENT FINAL ET L,ETABLISSEMENT D,UN NOUVEAU LIBAN AVEC UN ETAT DE FOI ET DE DROIT ET LA RESTITUTION PAR LES PREDATEURS BANQUIERS ET LEURS COMPLICES MAFIEUX DES ECONOMIES D,UNE VIE DES DEPOTS A LEUR PROPRIETAIRES.

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 45, le 17 octobre 2020

  • "Ce « pouvoir milicien et mafieux », l’économiste et activiste Jad Chaaban l’accuse d’avoir « sciemment laissé le système se désintégrer, de manière préméditée, en fermant les banques, en transférant l’argent des hommes politiques… " Que le pouvoir ait délibérément mené le pays au gouffre est une évidence.. On en a tous les jours la preuve: toutes les tergiversations dites poliment "concertations'" ne peuvent avoir d'autre but que de perdre du temps et laisser pourrir la situation. De même. le fait de n'avoir pas, en un an, pris la moindre petite mesure pour enrayer, ou au moins freiner l'effondrement. Une telle incompétence n'est pas une explication envisageable: il ne peut s'agir que d'une volonté délibérée.

    Yves Prevost

    08 h 01, le 17 octobre 2020

Retour en haut