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Lifestyle - Confinement à Beyrouth

X- Le diable, Daphné et la sonate au « Clair de Lune »

Photo DR

Énième jour de l’éternité du grand confinement. Je n’ai pas réussi à interdire à la tristesse l’accès à mon humeur, mais je lui ai imposé d’être heureuse. Piètre photographe, je m’aperçois que je n’aime pas les photos. Revoir ces clichés inversés d’une personne que je ne suis plus, d’êtres aimés que je n’imagine plus, tels que ces vues figées me les présentent, ces paysages immobiles où, dans mon souvenir, jouait le vent et vibrionnaient des éphémères, ne m’apporte qu’une émotion tiède et mitigée. En revanche, tel caillou ramassé au bord d’une rivière, telle feuille encore dorée prise au pied d’un ginkgo centenaire à Bologne et retrouvée entre les pages d’un livre, tel objet anodin acheté trois sous dans une brocante pour le plaisir d’associer un peu de matière patinée à l’enchantement d’une journée hors du temps suffisent à combler mon besoin de pousser les murs.

M. vient de prendre une pause. On le devine au pianotage qui reprend par à-coups, parfois interrompu par les facéties de Mochi, le chaton tripode. Aujourd’hui, c’est la Sonate n ° 14 de Beethoven, dite au Clair de Lune. Trois notes tristes qu’ont escaladées en trébuchant tous les pianistes du dimanche, inlassablement répétées comme on cherche, comme on essaie encore, jusqu’à l’entrée presque miraculeuse de la ligne mélodique, lumière fragile, lamentation douce qui vous met le cœur à genoux. Je n’ai jamais appris le piano. Je me souviens, dans le collège de mon enfance, des gammes qui remontaient d’un soupirail vers la cour de récréation. La salle de musique se trouvait alors en sous-sol. Nous étions en ce temps-là imprégnés d’une imagerie manichéenne qui divisait le monde entre un ciel divin et un monde souterrain diabolique. Rarement le diable qui léchait nos sucettes tombées sur le gravier, les rendant irrécupérables, ne m’avait paru aussi séduisant qu’en ces moments où il laissait échapper, parmi nos cris de jeunes fauves, l’or pur de ces trois notes. Des années plus tard, traversant en plein midi la sublime allée bordée de quercus centenaires conduisant au musée Borghèse, j’ai entendu les trois notes se chercher dans les feuillages. Un groupe de musiciens ambulants avait décidé de donner aux visiteurs cette sérénade qui, même rendue mécanique à force de répétition, trouve encore le moyen de décupler en vous l’existence et d’y faire jaillir des torrents inconnus. Le Clair de Lune m’était alors apparu de jour, en nuit américaine. J’avais rendez-vous avec une autre métamorphose, celle de Daphné prenant la forme d’un laurier sous l’assaut amoureux d’Apollon, ses cheveux empruntant le bois des branches, ses pieds devenant racines et le marbre se faisant chair sous le burin du Bernin. J’en ai gardé une carte postale qui ne me dit rien. Mais le piano qui égrène encore la sonate, du fond de la maison, réveille sous mes doigts la tendresse de la pierre vive que je n’ai jamais touchée.

Quatre mille deux cent quinze : le nombre de pages d’À la recherche du temps perdu. Personnification du confiné, Proust a tant à nous apprendre en ces temps bizarres où la vie se multiplie en ricochant sur les murs. Avec ses charmantes infidélités, ses manières de déguiser le réel, de tromper les sens, édulcorer les sujets qui fâchent, amplifier l’écho du moindre plaisir vécu ; sa propension à se nourrir de goûts, de parfums, de températures et de touchers disparus, la mémoire est une exquise compagne qui rassemble déjà dans les minutes stériles de la pandémie de quoi meubler des solitudes à venir.

Dans cette rubrique prévue tous les lundis, mardis et vendredis tant que durera la crise, Fifi Abou Dib se propose de partager avec vous des pensées aléatoires issues du confinement.



Les précédentes entrées du journal

IX – « Shoes ! »

VIII – « C’était chose merveilleuse »

VII- Un-deux-trois, soleil !

VI - L’odeur du café

V – Nos besoins et l’ordre du monde

IV- Mesures du temps

III- Histoires de masques

II- Que ma joie demeure

I- Lui nous voit

Énième jour de l’éternité du grand confinement. Je n’ai pas réussi à interdire à la tristesse l’accès à mon humeur, mais je lui ai imposé d’être heureuse. Piètre photographe, je m’aperçois que je n’aime pas les photos. Revoir ces clichés inversés d’une personne que je ne suis plus, d’êtres aimés que je n’imagine plus, tels que ces vues figées me les...

commentaires (1)

partager votre mémoire est une merveilleuse balade en sensibilité du monde ;on voit ,on entend ,on ressent comme l'enfant qui sommeille au fond de nous;merci pour cette porte ouverte ;J.P

Petmezakis Jacqueline

08 h 10, le 24 avril 2020

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Commentaires (1)

  • partager votre mémoire est une merveilleuse balade en sensibilité du monde ;on voit ,on entend ,on ressent comme l'enfant qui sommeille au fond de nous;merci pour cette porte ouverte ;J.P

    Petmezakis Jacqueline

    08 h 10, le 24 avril 2020

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