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Lifestyle - Confinement à Beyrouth

IV- Mesures du temps

Photo DR

A. me dit que nous sommes en avril, je veux bien le croire. Je n’ai pas tracé de bâtons sur les murs, je ne compte pas. Compter me lasse. L’enfant M. chante pour passer le temps. D’où vient qu’elle chante désormais Oum Kalsoum ? Par lassitude des choses connues, il nous pousse de nouveaux surgeons. Le confinement nous dépose sur des bords inexplorés de notre territoire mental. Elli Cheftou. Ce que j’ai vu, avant que mes yeux te voient, est une part perdue de mon âge. Souvenir des mélopées qui sourdaient des radios de mon enfance, lentes, obsédantes, et qui enchevêtraient les heures. L’écho, de plus en plus espacé, du pilon qui s’abattait sur la kebbé, devenait spectral, solennel, quasi religieux. L’inévitable parfum d’ail et de coriandre, pilier des cuisines libanaises, s’échappait des fenêtres comme un gamin pris en faute, s’excusant presque d’associer sa trivialité à cette voix sacrée. L’accélération de la vie, ces dernières années, a étouffé la voix d’Oum Kalsoum. Il y avait quelque chose de délicieusement toxique dans cette voix qui avait la vertu de ralentir tous les gestes. Le moment est revenu de s’en laisser engourdir.

Je redécouvre, sauvé d’on ne sait quel déménagement et déchiqueté sur la tranche par quelque obus des vieilles guerres, un exemplaire de l’Almanach annuel publié par L’Orient-Le Jour entre 1969 et 1975. Les premiers numéros avaient été réalisés par Joseph Chami. Celui que je retrouve est daté de 1973, conçu par Antoine Sfeir et Raymond Tager. « Il se promet de vous distraire, sans prétention aucune, de vous tenir compagnie tout au long des longues soirées d’hiver et des heures creuses de 1973 », annonce l’éditorial. On se prend à songer que même sans obligation de confinement, 1973 laissait encore de la place à une forme de jouissance du temps qui n’était pas mesurée en dollars. On y trouve une série dédiée à la futurologie, tout en spéculations sur « l’an 2000 (et au-delà) ». Il fait drôle de songer que cet au-delà, nous y sommes. « L’humanité est condamnée avant 2100 », indique le titre d’un texte basé sur les conclusions du Club de Rome. Dans son premier rapport publié en 1972, ce groupe de réflexion qui avait réuni en 1968 la fine fleur des experts du monde entier, introduisait en précurseur les notions d’empreinte écologique et de développement durable. Inquiets de l’accélération de l’industrialisation, de la croissance démographique, de la persistance de la malnutrition mondiale, de l’épuisement des ressources naturelles non renouvelables et de la dégradation de l’environnement, ces spécialistes tablaient aussi sur un accroissement de la population mondiale à 14 milliards d’individus en 2015. C’était compter sans la faculté de la Terre à défendre son avenir par ses propres moyens. Si quelqu’un en doute encore, notre habitat est vivant, compte le rester et sanctionne nos actes.

Lu chez Pascal Quignard (La barque silencieuse, Seuil, 2009) une citation de Philodème d’Herculanum : « Il ne faut pas souhaiter longue vie aux hommes, car la vie longue n’est pas la vie vive. » « La vie est une intensité, le temps une mesure », ajoute l’auteur. Sans horloges et sans calendriers, l’intensité est notre nouveau paramètre.

Dans cette rubrique prévue tous les lundis, mardis et vendredis tant que durera la crise, Fifi Abou Dib se propose de partager avec vous des pensées aléatoires issues du confinement.


Les précédentes entrées du journal

III- Histoires de masques

II- Que ma joie demeure

I- Lui nous voit


A. me dit que nous sommes en avril, je veux bien le croire. Je n’ai pas tracé de bâtons sur les murs, je ne compte pas. Compter me lasse. L’enfant M. chante pour passer le temps. D’où vient qu’elle chante désormais Oum Kalsoum ? Par lassitude des choses connues, il nous pousse de nouveaux surgeons. Le confinement nous dépose sur des bords inexplorés de notre territoire mental. Elli...

commentaires (2)

Retrouvé une photo datant de Mai 1973... J'y déploie à bout de bras l'Orient-Le Jour où apparaît 7 fois le mot CENSURE à la une et en dernière page! Relire ou déclamer( selon les compétences) le beau poème de Paul Eluard: "Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J'écris ton nom LIBERTÉ"

Aoun Catherine

10 h 07, le 06 avril 2020

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Commentaires (2)

  • Retrouvé une photo datant de Mai 1973... J'y déploie à bout de bras l'Orient-Le Jour où apparaît 7 fois le mot CENSURE à la une et en dernière page! Relire ou déclamer( selon les compétences) le beau poème de Paul Eluard: "Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J'écris ton nom LIBERTÉ"

    Aoun Catherine

    10 h 07, le 06 avril 2020

  • Houlà ! Il tombe des perles, il me faut un parapluie. Quoi de plus rassurant pendant le confinement que d’aller retrouver ses livres... ""Sans horloges et sans calendriers, l’intensité est notre nouveau paramètre"", si l’on ne sait le temps qu’il est. Et surtout Pascal Quignard, et ""le temps sur mesure"". Je joins les mains en vous lisant, avec génuflexion. Merci.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    01 h 55, le 06 avril 2020

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