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Lifestyle - Confinement à Beyrouth

III- Histoires de masques

Photo DR

Résultat de leurs copulations frénétiques, mes deux pigeons ont laissé dans mon bac à fleurs deux pigeonneaux. Ne le dites pas à la mère, mais ces petites boules grises me paraissent assez laides et comme tombées d’un mauvais plumeau. Le bec est noir et démesuré par rapport à la tête. Par obsession, ils me font penser à ces docteurs de peste affublés de masques en becs de corbeaux qui sévissaient aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’appendice postiche servait de réservoir d’herbes aromatiques contre l’air mauvais (en italien malaria) exhalé par les pestilences. La théorie des miasmes fut longtemps la seule explication disponible du mystère de la contagion. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on considérait ainsi que « toute odeur est maladie », négligeant ces facteurs importants de la transmission que sont le contact et les sécrétions. L’inefficacité de ces masques a coûté la vie à de nombreux carabins, et les becs ont ironiquement fini leur carrière à Venise, vedettes des carnavals et splendeurs de la vanité sous d’impressionnantes capes noires.

« Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons » (Matthieu 10.8). Il y a quelque chose de démoniaque dans la maladie, en ce sens qu’elle est la manifestation d’une force maléfique invisible, même si on en connaît la nature. Le rôle des médecins et du corps soignant, aujourd’hui aux premières lignes du combat contre le Covid-19 qu’ils mènent quasi désarmés, a quelque chose du rôle de l’exorciste. Le corps qu’ils soignent jusqu’aux frontières de leur science recèle un ennemi dangereux qu’il leur faut expulser. Sortir de ce corps, le corps infinitésimal étrangement couronné de piques dessinées exprès pour s’accrocher aux cellules humaines et emprunter leur nature. Le virus oppose sa toute puissance à leur incertitude, sa cruelle innocence, sa blanche ignorance à leur intelligence. Au contact du malade, le soignant devient lui-même patient jusqu’à la passion : figure christique sur laquelle le masque chirurgical laisse les bouleversants stigmates d’une lutte épuisante, de nuits sans sommeil, de l’oubli de soi et des limites de son propre corps, et parfois de la perte vécue dans la douleur.

Depuis la deuxième semaine du confinement, M. oppose au spectre de la maladie une manie nouvelle : planter sur un carré de balcon tout ce qui lui tombe sous la main. Quelques brins de persil sauvés du taboulé ; de la menthe, du thym, du romarin. Au hasard d’une petite marche vespérale autour de notre pâté d’immeubles, nous avons cueilli, avec son père, quelques grappes d’une glycine qui forme une éblouissante guirlande sur le mur d’un parking. Elle en a coupé quelques brins qu’elle a repiqués dans un pot. Les agriculteurs sont gens d’espérance. Pour les chasseurs, la vie n’a d’autre perspective qu’elle-même. Ce qu’ils enterrent ne repousse pas, même si sa substance contribue à enrichir le terreau. En vraie milléniale, M. nous interdit le plastique sous toutes ses formes et nous invite à devenir véganes. Depuis l’enfance, même si j’ai pris l’habitude d’en consommer de temps en temps, l’idée de manger de la viande me dérange. « Je ne digère pas les agonies », confie Marguerite Yourcenar à Matthieu Galey dans Les yeux ouverts. De grandes questions se posent sur l’avenir de l’élevage à destination de la consommation humaine. De même qu’un grand nombre d’entre nous perd, à un certain âge, l’enzyme qui permet de digérer le lait, on peut imaginer que la prochaine mutation humaine, en prévention des zoonoses, nous empêchera de digérer les agonies.


Les précédentes entrées du journal

II- Que ma joie demeure

I- Lui nous voit


Résultat de leurs copulations frénétiques, mes deux pigeons ont laissé dans mon bac à fleurs deux pigeonneaux. Ne le dites pas à la mère, mais ces petites boules grises me paraissent assez laides et comme tombées d’un mauvais plumeau. Le bec est noir et démesuré par rapport à la tête. Par obsession, ils me font penser à ces docteurs de peste affublés de masques en becs de corbeaux...

commentaires (2)

Sympa Catherine Aoun, bonjour d'outre Atlantique, infesté de terribles nouvelles et que les écrits de Fifi Abou DIb viennent nous embaumer les coeurs!

MIRAPRA

19 h 35, le 03 avril 2020

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Commentaires (2)

  • Sympa Catherine Aoun, bonjour d'outre Atlantique, infesté de terribles nouvelles et que les écrits de Fifi Abou DIb viennent nous embaumer les coeurs!

    MIRAPRA

    19 h 35, le 03 avril 2020

  • Avancer masqué visage dissimulé Bonjour de loin plus de poignée de main Sourire pas permis bisous interdits Juste les yeux et un brin de voix pour dire:" Courage! On s'en sortira!"

    Aoun Catherine

    11 h 00, le 03 avril 2020

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