Réveil perplexe avec l’impression de ne distinguer aucune odeur. La fenêtre ouverte toute la nuit n’a rien introduit de l’extérieur, même pas une mauvaise exhalaison de groupe électrogène ni le relais d’une brise vaguement jasminée comme il en passe en cette saison. En d’autres temps, je n’y aurais pas prêté attention. Mais ce virus a la réputation de nous priver de notre sens le plus animal, comme s’il cherchait à neutraliser, au-delà de l’organe, l’instinct le plus élémentaire qui commande nos impulsions et nos répulsions, nos envies et notre survie. Au-delà de ses vertus tonifiantes, c’est par ses arômes grillés que le café nous ouvre les yeux au jour. Nos matins sentent le brûlé, et cela suffit pour faire taire l’alarme et donner l’alerte. À l’intersection de la lumière et de l’obscurité du breuvage, la vie nous offre une nouvelle chance. Ce matin, l’odeur du café m’a restitué mon ombre, mes contours et ma place dans l’espace. Tout va bien.
Apparemment nous sommes tous plus ou moins plongés dans des œuvres liées au confinement. Comment passer à côté de la fameuse citation de Sartre dans Huis clos : « Tous ces regards qui me mangent… Ah ! vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas de besoin de gril : l’enfer, c’est les autres. » Soigner une jambe, assister un proche affaibli semblent faire partie des premières manifestations de la civilisation. Dans un contexte où perdre la faculté de s’enfuir vous expose à la dévoration d’espèces plus puissantes, la solitude laisse peu d’espoir. La maladie, la faiblesse du corps ont justifié la nécessité de s’organiser pour se porter une aide mutuelle. Ensemble est le mot qui signe l’évolution de l’humanité. La crise que nous traversons le ravive et lui donne une valeur toute nouvelle. Il est bon de se souvenir, au-delà de la souffrance que peut causer l’aliénation à l’autre, que celle-ci bouscule notre intelligence, affine notre réflexion et notre communication et donne sens à notre existence.
On apprend que trois hommes ont pris avant-hier le chemin de l’espace malgré le coronavirus qui enserre la terre. Ils sont partis du cosmodrome de Baïkonour, l’un des lieux les plus improbables de la planète, planté comme un rêve inachevé dans les steppes arides du Kazakhstan depuis les années 1950. Ils vont rejoindre la Station spatiale internationale qu’ils vont occuper six mois d’affilée. L’espace incarne un fantasme pour les enfermés que nous sommes. Ce ciel où notre regard s’évade et dont nous avons reçu notre première notion de l’infini est pourtant, pour les cosmonautes et les astronautes, le lieu par excellence d’un confinement multiple, entre combinaisons, station spatiale et extérieur totalement hostile à la vie humaine. Naturellement, ces hommes partent aseptisés et intouchés par le coronavirus. Mais dans notre contexte dystopique, comment ne pas imaginer le risque d’exporter une infection qui prendrait, dans la virginité des territoires célestes, des formes imprévisibles? Brusquement, le sentiment que l’humanité est irrémédiablement souillée.
Dans cette rubrique prévue tous les lundis, mardis et vendredis tant que durera la crise, Fifi Abou Dib se propose de partager avec vous des pensées aléatoires issues du confinement.
Les précédentes entrées du journal
V – Nos besoins et l’ordre du monde
commentaires (5)
Dans un pays qui symbolise l'aléatoire distillé, les pensées de Fifi sont très bienvenues... Pardon, pas de café pour moi! Un arak fera l'affaire!!
Wlek Sanferlou
02 h 53, le 11 avril 2020