Mi-février, à peine un mois avant le confinement, nous nous serrions sur les banquettes du Café de la Gare pour applaudir le jeune comédien et metteur en scène Joseph Gallet dans son exquis Dîner de famille (2018). La salle est une des plus pittoresques de Paris, réaménagée en 1969 sur les vestiges d’une fabrique de ventilateurs, dans une ambiance entre grange et roulotte, par un groupe d’amis dont on citera Coluche, Miou-Miou et Patrick Dewaere. La comédie est centrée sur un dîner d’anniversaire arrangé par le jeune Alexandre, 30 ans, pour obliger ses parents divorcés à se retrouver et rattraper les années où ils l’ont négligé. Sauf qu’à ce dîner s’invitent en réalité bien plus d’une famille, et la pièce réhabilite en apothéose tous les couples atypiques que l’on puisse imaginer. Ironiquement, à la sortie qui fait face au centre Pompidou, une boutique de mariage propose des statuettes de pièce montée qui représentent toute la palette de l’humanité et des relations humaines. Notre époque a tout fait pour transformer le désir en besoin, le premier, illimité comme on nous l’a appris en philosophie élémentaire, irrigant le second qui se satisfait de ce que lui commande la vie pour se maintenir. Sans doute pourrait-on trouver dans ce phénomène une explication au curieux stockage de papier toilette au début de la crise du coronavirus. L’article a si longtemps été vanté pour sa douceur, son confort, son absolue nécessité, qu’il en a supplanté la nourriture dans la hiérarchie des priorités. Bravo le marketing ! Étrangement, après nous avoir vendu le superflu pour nécessaire, cette stratégie s’est arrêtée au seuil de l’amour, unique territoire du désir s’il en est. À peine l’humanité franchissait-elle l’enchevêtrement de tabous qui prétendaient limiter sa diversité, voici que le fléau hérissé arrêtait tout contact.
Retournerons-nous au théâtre ? Et dans quelles conditions, si l’on ne peut même plus partager l’air qu’on respire ? C’est une question cruciale que se posent sur l’avenir de leur art tous les artistes de scène. Mon ami Alexandre Paulikevitch, danseur phénoménal, se demande s’il sera à nouveau possible de remplir les salles, s’il faudra se filmer, se faire remplacer par un hologramme de soi, ou plus concrètement, si toutes les représentations devront désormais se tenir en plein air. À moins de la mise au point d’un test qui détecterait instantanément les personnes contagieuses, il sera hélas clairement difficile de revenir de sitôt à nos anciennes habitudes de spectateurs. Pourtant, rien ne remplace la magie d’un spectacle vivant, la prise de risque en direct, la quasi-mise à nu de l’acteur, du danseur, du chanteur ou du musicien sous le regard ébloui du parterre retenant son souffle. Rien ne remplace pour l’artiste ce puissant courant magnétique qui le lie au public et lui permet de découvrir en soi-même cet « encore » insoupçonné. Y aura-t-il à nouveau des festivals internationaux ? Pourra-t-on à nouveau véhiculer des troupes, des orchestres, d’un pays à l’autre ? Ces limitations nouvelles seront-elles propices à la découverte et à la mise en avant des talents locaux? Seront-elles fatales à l’émulation ou, au contraire, favoriseront-elles le surpassement de ceux qu’a longtemps éclipsés l’ombre des géants du moment ?
« I also want to thank those of you who are staying at home. » Délicieuse élégance de la reine d’Angleterre qui induit un comportement responsable sans même le demander. En remerciant simplement ceux qui respectent le confinement, elle donne envie aux autres de faire de même. Elle en appelle à la camaraderie, rappelle que la fierté britannique se joue aussi au présent. À l’heure où plus que jamais, le besoin de prendre dans les bras, de revoir physiquement ceux qu’on aime, se fait pressant et douloureux, « we’ll meet again », affirme-t-elle, évoquant cette ritournelle de la Seconde Guerre mondiale, promesse de retour pour les soldats et de retrouvailles pour les familles dispersées. « I know we’ll meet again some sunny day » et, dans le souffle d’Aragon, « un jour d’épaules nues où les gens s’aimeront ». En attendant, poursuivons cet étrange combat contre notre impatience et notre sentiment d’inutilité. Sans encore savoir lequel, nous couvons un nouveau monde. Il sera fait de nos renoncements.
Dans cette rubrique prévue tous les lundis, mardis et vendredis tant que durera la crise, Fifi Abou Dib se propose de partager avec vous des pensées aléatoires issues du confinement.
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Festivals, suite, que le corona vient à bout de ce spectacle en plein air, ce festival de la mise à mort où l’on ne respecte pas la souffrance animale, je veux dire la corrida. J’avoue dans une autre vie, j’étais un aficonado, mais c’est maintenant niet, et niet. Que le corona inspire les organisateurs à mettre fin à la tauromachie, et autres combats de coqs.
L'ARCHIPEL LIBANAIS
12 h 29, le 07 avril 2020