Il y a eu la réaction à la présence de l’ancien Premier ministre Fouad Siniora lors d’un concert de Noël à l’AUB, lorsqu’il a été hué par le public jusqu’à quitter la salle. Quelque temps plus tard, c’était au tour de l’ancien député Ahmad Fatfat, qui donnait une conférence politique dans une réunion fermée à Tripoli, d’être pratiquement chassé des lieux par des manifestants qui sont venus scander des slogans contre la classe politique. Dimanche soir, Élie Ferzli, vice-président de la Chambre, a fait les frais de l’arrivée inopinée d’un groupe de protestataires dans un restaurant de Gemmayzé où il dînait, et a quitté l’établissement sous leurs cris. Malgré les différences entre ces trois incidents, ils ont tous fait l’objet de vidéos amateurs qui ont fait le tour des réseaux sociaux et défrayé la chronique. Les hommes politiques sont-ils tous devenus persona non grata en société depuis le soulèvement du 17 octobre ? Jusqu’à quel point sont-ils touchés par cette manifestation de désapprobation publique ?
Interrogé par L’Orient-Le Jour sur sa perception de cet incident dont il a fait l’objet en tant qu’homme politique, M. Ferzli répond : « Les agressions se limitent-elles aux hommes politiques? Et celles dont tous les citoyens font l’objet ? Les fermetures de routes, les pneus brûlés, les banques incendiées, etc. ? »
Revenant sur cette fameuse soirée où il a été interpellé dans le restaurant de Gemmayzé, le député raconte : « Les protestataires ne se sont pas adressés à moi directement, ils criaient “Révolution” et scandaient le slogan “Tous sans exception”. Ce qui m’a inquiété et m’a poussé à me retirer, sachant que j’avais fini de dîner, c’est la colère des autres clients. L’un d’eux, que je ne connais pas, s’est même levé et menaçait de lancer une assiette sur le meneur du groupe. »
M. Ferzli dit comprendre les motivations de « la révolution des premiers jours, celle qui a exprimé des revendications justes que nous avons tous adoptées ». Mais, pour lui, « ces agissements n’ont rien à voir avec ces revendications, et il n’est pas permis d’en arriver à des insultes qui portent atteinte à la dignité ». Il se dit convaincu que « ces agissements seront bientôt interdits », sans vouloir révéler par quelles méthodes. Il refuse pour sa part de porter plainte même s’il « connaît l’identité de ceux qui ont poussé ce groupe à se diriger vers le restaurant », selon ses dires.
Pourquoi ne considère-t-il pas que ces actions sont le signe d’un ras-le-bol face à une classe politique qui poursuit ses atermoiements en retardant la formation d’un gouvernement et le règlement de la crise par laquelle passe le pays ? « La violence n’est pas la méthode adéquate pour exprimer ces doléances, il faut s’en tenir à la loi et à l’argumentation, répond-il. Nous voulons un gouvernement plus que tout le monde et notre bloc (du Liban fort, dont le Courant patriotique libre est la principale composante) a même demandé la redynamisation du cabinet d’expédition des affaires courantes. Mais j’ai peur pour le pays et pour la rue d’un potentiel chaos. La révolte a réussi à créer une force de pression pour appuyer les revendications. Pour ma part, je fais la différence entre ces revendications que j’appuie, et des agissements qui leur font du tort. » Craindrait-il dorénavant de se montrer en public ? « J’ai fait l’objet de trois tentatives d’assassinat dans ma vie, et elles ne m’ont pas fait peur », lance-t-il.
(Lire aussi : Elie Ferzli se retire d'un restaurant beyrouthin sous les huées de manifestants)
« La révolution a été célébrée pour son caractère civilisé »
Interrogé par L’OLJ sur ces incidents, le député Eddy Maalouf (CPL, Metn) dit ne « pas sentir que c’est une tendance généralisée ». « Je me montre moi-même souvent en public et n’ai pas eu de problèmes à ce niveau, poursuit-il. Si je m’impose aujourd’hui des restrictions, c’est soit pour contrôler des dépenses devenues problématiques avec l’état des finances, ou pour me montrer respectueux de la détresse des gens autour de nous. »
M. Maalouf ne trouve pas justifié de s’attaquer à un homme politique dînant dans un restaurant, ou, plus encore, parlant politique au milieu d’une réunion. « D’une part, je stigmatise la généralisation, affirme-t-il. On ne peut pas traiter tous les politiciens sans exception de corrompus. D’un autre côté, j’ai bien peur que de telles actions ne dégénèrent. Que se passera-t-il si l’une de ces personnes prises à partie décide de réagir violemment ? »
Ne comprend-il pas pour autant le ras-le-bol de la population face aux atermoiements du pouvoir ? « C’est justement cela qu’il faut dénoncer, et je comprends le ras-le-bol, dit-il. Je comprends beaucoup moins, en revanche, les actions mal calculées. »
Pour sa part, Fadi Saad, député de Batroun et membre du bloc des Forces libanaises, un parti qui avait démissionné du gouvernement dès que la révolte a éclaté, condamne clairement les insultes proférées contre des hommes politiques dans les lieux publics. « Cette révolte avait été célébrée dans le monde pour son caractère civilisé, dit-il. De telles actions ne sont pas du niveau de ce soulèvement, tout comme les distributeurs de billets brûlés sont une agression contre des propriétés privées. De telles actions ne servent pas la cause des révolutionnaires, je les appelle vivement à ne pas les cautionner. » « Nous comprenons parfaitement la frustration, mais les révolutions nécessitent du souffle », dit-il.
Le député n’est nullement inquiet pour ses propres déplacements, comme il l’affirme. Ce qui l’inquiète, en revanche, c’est la portée de telles actions. « Pourquoi s’en prend-on à un député qui dîne dans un restaurant ? s’insurge-t-il. Les protestataires veulent-ils la démission des députés ? Nous ne sommes pas pour une désintégration des institutions. Si les révolutionnaires veulent une reconstitution de la classe politique, il vaut mieux réclamer des élections anticipées. »
« Qui sont-ils pour nous sermonner sur l’éthique ? »
Proférer des insultes contre les hommes politiques en public est-il légitime aux yeux des militants ? L’un des activistes de la première heure, Camille Mourani, assure d’emblée que « ces actions sont purement spontanées, rien n’a jamais été préparé en ce sens ». « Il n’en demeure pas moins que ces actions sont dignes et qu’elles sont utiles, ajoute-t-il, en réponse aux questions de L’OLJ. Il faut que ces hommes politiques qui ont ruiné le pays sachent qu’ils ne sont plus les bienvenus et qu’ils ressentent la haine du peuple à leur encontre. Ils n’ont toujours pas compris que nous sommes passés à une nouvelle phase. Preuve en est, le refus de nombre de personnalités à qui on avait proposé des postes de ministres. »
Camille Mourani se demande par quel prodige on considère que des insultes proférées contre des hommes politiques sont inadmissibles, alors que des crimes comme le vol de deniers publics restent impunis. « Qui sont ces hommes politiques pour nous sermonner sur l’éthique ? s’insurge-t-il. Si vous observez ce qui se passe dans le monde, vous vous rendez compte que notre révolution est restée très polie et pacifique. »
L’activiste refuse le parallèle entre ces réactions contre les hommes politiques et des actions comme celle de s’attaquer à une banque, par exemple, qu’il ne cautionne pas, et qui ont d’ailleurs baissé en intensité. « Je peux comprendre la rage de ces gens, mais de telles actions ne sont pas utiles, d’une part, parce que les employés n’y sont pour rien, d’autre part, parce que les banques cherchent un prétexte pour fermer leurs portes, dit-il. À mon avis, il faut canaliser ces actions vers des cibles plus significatives comme des manifestations devant l’Association des banques, par exemple, ou la revendication d’une loi sur le contrôle des capitaux, qui mette fin aux décisions discrétionnaires envers les déposants. »
Pour mémoire
Hué lors d'un concert, Siniora se défend : "J'ai toujours œuvré dans l'intérêt du Liban"
Ya haram, on les empêche de dîner tranquillement, c'est triste. Si cela avait été une vraie révolution, leur tête serait déjà sur des piques. Et au rythme où vont les choses, cela risque d'arriver vite. Comme le disent Pierre Hadjigeorgiou et Yves Prévost, le pouvoir des dirigeants vient du peuple, leur salaire aussi. Traiter un voleur de voleur, c'est juste décrire un état des choses, pas une insulte.
23 h 18, le 09 janvier 2020