Plus de deux mois après son surgissement, le formidable soulèvement populaire contre la classe politique actuellement au pouvoir est désormais à la croisée des chemins. En provoquant, après seulement 13 jours de contestation pacifique, la chute du gouvernement Hariri, et surtout en réussissant l’exploit d’imposer son agenda et son tempo, obligeant l’ensemble des acteurs du pays à se positionner vis-à-vis d’elle et de ses revendications, la révolution du 17 octobre a déjà engrangé d’importants succès. Pour autant, cette centralité incontournable semble de plus en plus battue en brèche. Et ce aussi bien par la multiplication des offensives, directes ou insidieuses, menées contre elle par une classe politique continuant de faire la sourde oreille, que par certaines tentations dangereuses ayant progressivement émergé au sein même du mouvement. Parmi ces menaces, l’une des plus dangereuses pour la révolution, et surtout sa capacité à influencer le cours des événements, est sans doute la tentation de policer ses caractéristiques et ses moyens d’expression au nom d’une vision « politiquement correcte » consistant à diaboliser toute forme de contestation « agressive » ou risque de division sur des sujets jugés controversés ou offensifs par certaines parties.
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Dérive sémantique
Cela s’est d’abord traduit sur le plan des symboles et du vocabulaire : les partis politiques, et plus particulièrement le Hezbollah et le président de la République, ont ainsi décrété que maudire des politiciens de manière nominative relevait de l’insulte impardonnable ou de la provocation dangereuse – comme si la liberté d’expression, garantie aussi bien par la Déclaration universelle des droits de l’homme que par notre Constitution, ne protégeait pas également les propos polémiques ou outranciers... Croyant sans doute pouvoir danser sous la pluie sans se mouiller, certaines organisations qui se disent politiques sont malheureusement tombées dans ce piège et ont cédé à l’autocensure consistant à canaliser progressivement leurs discours et revendications vers un champs lexical centré sur la lutte anticorruption et les problématiques socio-économiques. Elles ont ainsi facilité une certaine dépolitisation du mouvement. De même, le slogan original de la révolution, le fameux « Hela hela ho... » conspuant nommément Gebran Bassil, a été progressivement remplacé par un autre « Hela hela ho... » bien plus édulcoré dans sa formulation. D’une certaine manière, la contestation a ainsi perdu sa boussole car ce n’est que quand le « Hela hela ho... » original va bien que la révolution va bien.
Surtout, cette dérive vers le « politiquement correct » ne s’est pas limitée au champ sémantique et a progressivement contaminé les stratégies et moyens d’action pour maintenir une pression constante sur le pouvoir en place. Certes, le caractère pacifique voire « festif » du mouvement – à travers les casseroles, les bougies, les danses, le yoga et les fleurs… – a contribué à son image positive et à engager le plus grand nombre autour de ses thématiques. Cependant, limiter la contestation à ce type d’actions s’avère dangereux dès lors que d’autres mesures plus radicales ayant fait leurs preuves, comme le blocage des routes, ne sont plus mises en œuvre en parallèle.
De même, le fait de s’attacher à la lettre du processus constitutionnel, parfois au dépens de son résultat, s’est avéré contre-productif. Nos appels répétés pour la tenue de consultations parlementaires nous ont par exemple enfermés dans un piège qui nous a empêchés de les bloquer dans la rue dès lors que nous savions à l’avance que leur résultat – comme cela a été le cas, jeudi, avec la désignation de Hassane Diab au poste de Premier ministre – ne répondrait aucunement aux demandes du mouvement... Il revient en effet aux autorités, et non aux révolutionnaires, de voir leurs actions limitées par la Constitution.
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Désobéissance fiscale
Sans basculer dans une spirale de la violence qui ne serait – pour d’évidentes raisons historiques, sociologiques et pratiques – ni souhaitable ni efficace au Liban, il est donc urgent de revenir, avant qu’il ne soit trop tard et que cette violence ne finisse nécessairement par devenir légitime, à une certaine forme de radicalité. Celle-ci pourrait s’exprimer de différentes manières, mais suppose avant tout la clarté et le caractère a priori non négociable de certaines revendications.
La première doit rester la formation d’un gouvernement entièrement composé d’experts véritablement indépendants vis-à-vis de la classe politique corrompue. D’ici là, et jusqu’à ce que cette demande soit réalisée et que ce gouvernement bénéficie de la confiance du Parlement actuel, une désobéissance fiscale vis-à-vis d’un État confisqué par une classe politique illégitime et indigne de confiance devra être décrétée. Et nous devrons nous réserver le droit de bloquer à l’avance, dans les rues, tout processus politique ou institutionnel n’allant pas dans ce sens.
Par ailleurs, et au vu de la violence et de la terreur croissantes exercées contre les protestataires par les milices et forces policières au service du président du Parlement, l’indétrônable Nabih Berry, il est désormais nécessaire d’exiger la démission de ce dernier. Qu’elle finisse ou pas par être satisfaite, la seule expression de cette revendication devrait au moins permettre d’ouvrir enfin le débat sur un tabou qui dure depuis plus de trente ans ! Surtout que la logique des présidents (de la République, du Conseil et du Parlement) « forts » dans leurs communautés respectives est devenue caduque avec la désignation de Hassane Diab.
Alors que les partis au pouvoir ne ménagent pas leurs efforts pour tenter de faire échec à la révolution, que l’aggravation de la crise économique risque de rendre le mouvement de contestation de plus en plus apolitique, incontrôlable et violent, la préservation de notre révolution, seule lueur d’espoir dans un contexte toujours plus sombre, passe donc nécessairement par un refus pur et simple de céder, ne serait-ce qu’inconsciemment, à la tentation du « politiquement correct » et aux tabous imposés par nos adversaires. Ce n’est en effet qu’en revenant à sa radicalité originelle que le mouvement du 17 octobre pourra s’attaquer aux problèmes structurels et organiques du pays (ainsi qu’à « l’éléphant dans la pièce ») ; permettre un véritable changement de l’ordre politique, économique et social en place; et revendiquer ainsi pleinement son caractère révolutionnaire.
Par Camille MOURANI
Activiste
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Dépolitisation qui est aussi l’autre écueil mortel qui menace la révolte. C’est lui qui fut fatal au mouvement civique né à l’été 2015 de la crise des déchets. Des Libanais de toute confession s’étaient déjà retrouvés dans la rue pour dénoncer la classe politique dans son ensemble. Mais le mouvement était dans un apolitisme obstiné. Le cabinet Salam était en place depuis un an et demi et sa structure même avait initié une dynamique de sclérose nationale ayant mené à une vacance présidentielle record, mais tous cela les « Vous puez » et autres collectifs faisaient publiquement profession de s’en ficher disant que ce n’était pas les préoccupations quotidiennes du citoyen lambda. Non seulement ils ont sciemment limité la critique du système au champ socio-économique, mais leur déni obstiné du politique, qui au final ressemblait comme deux gouttes d’eau au déni obstiné des préoccupations quotidiennes des citoyens de la part des politiques, les a empêché d’exprimer des revendications claires et précises. Et pourtant ça aurait été tellement bon dès cette époque de faire du cabinet d’indépendants la revendication principale du mouvement! D’ailleurs la révolte du 17 octobre c’est un peu le retour du mouvement de 2015 avec en plus cette revendication principale d’un gouvernement d’indépendants, qui est on ne peut plus politique et qui change tout. Donc éviter de se laisser distraire de la revendication principale très concrète par des rêves de lutte de classe ou autres lubies
Citoyen libanais
23 h 51, le 15 janvier 2020