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Idées - Commentaire

« Béryte, mère des lois » : plus qu’une devise, un legs historique pour la « thaoura » libanaise

Illustration : un timbre libanais de 1967 représentant l’empereur Justinien et sur lequel figure la devise de la ville de Beyrouth.

«Beyrouth, mère des lois! » se sont exclamés les avocats lors de l’élection hautement symbolique – eu égard à la mainmise traditionnelle des partis politiques sur leur ordre – de Melhem Khalaf à la tête du barreau de Beyrouth, le 17 novembre dernier. De fait, si le lien entre le mouvement du 17 octobre et la devise historique de la capitale libanaise Berytus nutrix legum ne semble pas évident de prime abord, l’origine même de cette devise rappelle son héritage révolutionnaire – au sens d’une transformation profonde de l’ordre établi – sur le plan juridique.


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Béryte au cœur d’une révolution juridique
Beyrouth, ville plurimillénaire, n’avait jamais été le siège d’un État quelconque avant 1920. Néanmoins, elle connut des moments glorieux dans son histoire, surtout sous l’Empire romain, en particulier sous le règne de l’empereur Justinien (527-565). Béryte (son nom romain) eut le privilège d’être une colonie romaine de la province de Phénicie maritime (dont la capitale fut Tyr). Sa renommée lui venait de l’école de droit romain que la ville abritait depuis au moins le IIIe siècle ap. J.-C. ; la loi romaine y fut enseignée et interprétée en latin (et en grec).

Le droit romain n’était pas codifié pendant longtemps, sauf des tentatives non abouties. En 438, quand Théodose II était empereur, il y a eu une codification des constitutions impériales émises depuis le règne de Constantin, tout en se fondant sur des codes précédents non exhaustifs. Une partie de cette compilation a été effectuée à Béryte.

Après leur ascendance à la dignité impériale en l’année 527, Justinien et son épouse et cosouveraine Théodora ont voulu consolider le rôle de l’État en concentrant plus de pouvoir dans les mains de l’empereur, et remplacer les différences régionales et communautaires du droit coutumier (qui pesaient beaucoup sur l’administration) par un droit universel supposé répondre aux attentes des citoyens. En bref, réformer la tradition légale romaine était une nécessité : d’abord par une codification exhaustive et sélective, puis par l’introduction de nouvelles lois.

Ce fut alors la célèbre collection des lois de Justinien, divisée en quatre éléments : le Code justinien, le « Digeste », les « Institutes », et plus tard les « Novelles » ont été ajoutées. La collection fut une vraie révolution juridique et politique : l’État devient la seule source de la loi et la seule entité qui gère les armes dans la société. Le droit des gens est introduit et tous les citoyens sont égaux devant la loi. S’agissant des droits des femmes, la nouvelle collection fut d’une témérité réelle dans le contexte de l’époque : elles pouvaient désormais être propriétaires à titre d’égalité avec les hommes, puis être dépositaires de l’autorité sur les enfants. En plus, l’impératrice Théodora est formellement reconnue en cosouveraine de son époux et les magistrats doivent prêter serment non à lui seul mais au couple impérial.

Les livres de la nouvelle collection ont été compilés à Constantinople et à Béryte. Ainsi la cité phénicienne se trouvait au cœur de cette révolution, notamment en tant que centre principal de la jurisprudence pour tout l’Empire. Le Digeste fut le recueil de cette jurisprudence voulue maintenant comme loi. Dans la Constitutio omnem, document de promulgation du Digeste (16 décembre 533), l’Empereur confère le titre de « mère nourrice des lois » à la ville : « Nous voulons que la jurisprudence ne soit enseignée... que dans nos villes impériales de Rome et de Constantinople, et dans la ville célèbre de Béryte, qu’on peut avec raison appeler la mère nourrice des lois... »

L’auteur le plus repris et cité dans ce Digeste est Ulpien de Tyr († 223), le plus grand des juristes romains. On lui attribue la jurisprudence affirmant que le mariage n’est valide que quand il est en plein consentement mutuel. En plus des citations d’Ulpien, Justinien nomme des professeurs de droit et des magistrats du barreau de Béryte pour faire toutes les corrections nécessaires et supprimer les constitutions désuètes et inutiles.

L’école de droit, ainsi que l’ensemble de Béryte, fut dévastée par le tremblement de terre de l’année 551. Mais la collection des lois de Justinien, désormais connue sous le nom de Corpus iuris civilis, a continué à façonner toute tradition légale autour de la Méditerranée puis au-delà.



(Lire aussi : Nous sommes tous libanais (oui, tous))



Héritage
Quelque 1 300 ans après le Digeste de Justinien, Beyrouth redécouvre cet héritage à l’occasion d’une nouvelle révolution – culturelle celle-là –, la « Nahda », dont la capitale libanaise est à l’avant-garde dans le monde arabe. Ses universités, banques, écoles, hôpitaux, presse écrite, architecture, bibliothèques et associations sont l’exemple à copier par toute la région. Certaines figures de cette révolution culturelle, et notamment les pères jésuites de l’Université Saint-Joseph, n’hésitent pas à ancrer la « Nahda » dans une tradition séculaire puis à trouver un parallèle avec le rôle que Béryte jouait dans le monde antique. En 1913, Paul Huvelin, alors enseignant à l’université de Lyon et un des fondateurs de l’école de droit de l’Université Saint-Joseph, inaugure ses leçons par l’illustration de cette continuité : « Ce n’est pas la première fois que Beyrouth possède une école de droit... Beyrouth a été, dans l’enseignement juridique, un centre illustre entre tous... »

Le 16 décembre 533, la petite Béryte fut mise à égalité avec Rome et Constantinople en léguant à l’humanité un héritage juridique universel et, à bien des égards, révolutionnaire. À la veille du début du deuxième centenaire du Grand Liban, Beyrouth est à nouveau l’épicentre d’un soulèvement national sans précédent qui, à travers le civisme des manifestants et leur volonté de forger un Liban meilleur et plus juste, la réconcilie d’une certaine manière avec son héritage antique. Sous l’égide de la mère des lois, Melhem Khalaf s’est prononcé, dans un entretien accordé le 25 octobre dernier à an-Nahar, pour une vraie révolution juridique en réponse aux attentes de la rue « qui veut passer de cette réalité de blocage à une autre, d’espoir et d’aller de l’avant ». Il appartient donc aux Beyrouthins et aux Beyrouthines, comme à l’ensemble de leurs concitoyens, de trouver dans cet héritage l’audace et l’inspiration pour contribuer, à travers un long travail de réforme juridique, à bâtir un nouveau contrat social dans lequel tous les citoyens, hommes et femmes, jouiraient de droits égaux en matière de statut personnel (par exemple lois strictes contre la violence conjugale et accès égal au divorce, à l’autorité parentale…) et de droits civiques (à commencer par la transmission de la nationalité). Ainsi à la Béryte, mère des lois en Orient, succéderait Beyrouth, mère des civilités dans une région tourmentée.


Par Jack Keilo
Docteur en géographie et aménagement à Sorbonne Université.


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«Beyrouth, mère des lois! » se sont exclamés les avocats lors de l’élection hautement symbolique – eu égard à la mainmise traditionnelle des partis politiques sur leur ordre – de Melhem Khalaf à la tête du barreau de Beyrouth, le 17 novembre dernier. De fait, si le lien entre le mouvement du 17 octobre et la devise historique de la capitale libanaise Berytus nutrix legum ne...

commentaires (4)

« Ce n’est pas la première fois que Beyrouth possède une école de droit... Beyrouth a été, dans l’enseignement juridique, un centre illustre entre tous... » La présence romaine et puis la française, avec une courte séquence libanaise avec Fakhreddine furent les plus importantes périodes bénéfiques au Liban. Malheureusement, tout dans la vie ne dure pas longtemps! Nous voilà maintenant à se découvrir une nouvelle période avec la réaction bénéfique du peuple. Inchallah khayr!

Wlek Sanferlou

15 h 11, le 22 décembre 2019

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Commentaires (4)

  • « Ce n’est pas la première fois que Beyrouth possède une école de droit... Beyrouth a été, dans l’enseignement juridique, un centre illustre entre tous... » La présence romaine et puis la française, avec une courte séquence libanaise avec Fakhreddine furent les plus importantes périodes bénéfiques au Liban. Malheureusement, tout dans la vie ne dure pas longtemps! Nous voilà maintenant à se découvrir une nouvelle période avec la réaction bénéfique du peuple. Inchallah khayr!

    Wlek Sanferlou

    15 h 11, le 22 décembre 2019

  • La phrase "Le droit romain n’était pas codifié pendant longtemps" est un peu malheureuse car les textes les plus anciens en Latin ne sont pas fiction ou literature, mais de nature juridique ce qui fait que les romains sont connus pour avoir codifié tres tot leurs textes : la loi des Douze Tables (en latin : Lex Dvodecim Tabvlarvm) en latin archaique rédigé par des 'décemvirs' entre 451 et 449 av. J.-C. Ce qui est tres tres ancien ... presque 1000 ans avant cette periode byzantine de 'compilations'. Aussi en archéologie on trouve en Espagne et France des tableaux en métal (cuivre matériel couteux) avec des lois romains inscrits ... Les lois étaient tres important pour les romains (pour justifier leurs actions militaires ?). En fait je m'ai laissé raconter (et c'est confirmé dans cet article) qu'en empire Byzantine on utilisait le LATIN (et non pas le grecque) pour la jurisdiction, car justement cette juridiction etait importé de l'occident ... Donc il y avait beaucoup de grands juristes latins/romains (Cicero...) mais aussi des syriens come Ulpianus qui écrivait aussi en Latin.

    Stes David

    14 h 24, le 22 décembre 2019

  • ET OU NOUS EN SOMMES AUJOURD,HUI. QUELLE TRISTE ET REGRETTABLE DECADENCE ! MAIS ESPERONS. SEUL L,ESPOIR NOUS RESTE ENCORE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 49, le 22 décembre 2019

  • Merci docteur !! :)

    Bery tus

    08 h 59, le 22 décembre 2019

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