La révolte que l’on croyait impossible a eu lieu. Et c’est cette présomption d’impossibilité qui en a été le facteur déterminant. La classe dirigeante se croyait en effet prémunie, protégée par les murs du clanisme et les pesanteurs du confessionnalisme. Depuis les accords de Doha, elle a aboli le semblant de politique qui restait au sein des institutions en le réduisant à un système d’intérêts pur et parfait. Il a donc fallu que cet outrage institutionnel fermente avec le désespoir, les Libanais ayant utilisé toutes leurs cartouches d’espoir mises en réserve depuis des décennies – sortie des Israéliens, départ des Syriens, retour des grands exilés, élection d’un président « fort », adoption de la proportionnelle… – et que l’on aboutisse enfin à la faillite prévue pour enfanter d’une révolte.
Celle-ci est en soi un « grand bond en avant ». Six semaines après son début, elle a toujours su réinventer et déjouer les conjurations du pouvoir en place. Forte de ses victoires tactiques, elle devra désormais affronter des obstacles plus structurels qui revêtent une importance cruciale dans un Liban à la recherche d’un nouveau modèle.
Partenariat de fait
Le mouvement populaire risque d’abord de se retrouver broyé par le mécanisme institutionnel en place. De par sa nature pacifique, la révolte n’est qu’un acteur de veille dans le processus de formation du nouveau gouvernement. La pression qu’elle exerce constitue un facteur qui vient s’ajouter à des considérations politiciennes et claniques sans les annuler. Elle n’a donc d’autre choix que de s’en remettre à la classe politique « sortante » pour renouveler les institutions dans le respect de la Constitution. Par conséquent, elle se retrouvera tôt ou tard dans une situation de partenariat de fait avec un pouvoir qui a fait de l’atermoiement une arme politique redoutable.
Or, la crise économique et financière qui menace le Liban d’un effondrement pourrait renforcer la logique du pouvoir en place qui, en jouant la montre, tentera d’accentuer la pression pour un « retour à la normale », au prix de certains acquis d’ordre cosmétique. On ne sait pas, en effet, comment réagiront les Libanais face à l’incertitude croissante et au délitement des structures économiques et sociales. Seront-ils tentés de poursuivre l’aventure? Ou, au contraire, comme l’espère sans doute l’oligarchie actuelle, opéreront-ils un repli vers les structures claniques et patriarcales censées les protéger par des temps troubles ?
Les intérêts et ingérences des puissances sont aussi à prendre en compte. Le mouvement spontané des Libanais, qualifié à juste titre de catharsis nationale par les observateurs, risque fort de se transformer en une caisse de résonance des intérêts régionaux. Les déclarations des officiels américains et autres médiations européennes se font plus nombreuses ces derniers jours et suscitent une crispation croissante dans les rangs des contestataires qui luttent depuis le déclenchement du mouvement contre une propagande active visant à les réduire au rang d’agents de l’étranger.
La fragmentation de la révolte, à la fois sa force et sa faiblesse, est à mettre en regard de celle de la classe politique, plus désunie que jamais pour faire face au mouvement. Si le caractère fondateur de la révolte semble être aujourd’hui acquis, le Liban risque néanmoins de se retrouver dans une situation de jeu nul et de stagnation à court terme. En effet, l’ensemble de ces contraintes fait que la révolte, contrairement à ce qui se produit ailleurs, ne peut aboutir que passé un certain temps, au terme d’une mutation qui devrait être immédiatement amorcée.
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Politisation nécessaire
Ainsi, seul un grand sursaut politique, dans le sillage du grand sursaut populaire qui a ouvert la possibilité du changement, est à même de changer durablement la donne. La politisation de la révolte est sans doute un mal nécessaire. Ce processus créera des déceptions, le mouvement sera tout de suite moins consensuel, mais il aura le mérite de s’attaquer à des questions de fond qui restent aujourd’hui sans réponse. Comme un nouveau Liban ne saurait être envisageable avec le système politique actuel, la révolte devra définir les bases d’une IIIe République salutaire. Si elle devra être basée sur un système centré autour de l’individu, devra-telle pour autant dénier toute reconnaissance aux communautés confessionnelles ? Quelle sera l’étendue de la décentralisation au sein du système envisagé ? Comment positionner le Liban par rapport aux axes régionaux ? Quelle stratégie de défense face à Israël ? Quel modus vivendi avec le Hezbollah et ses armes ? Quel pacte social pour le Liban de demain ? Quel modèle économique pour assurer une croissance pérenne ? Autant de questions qui se doivent d’être clarifiées pour aspirer à constituer une alternative crédible à un système qui joue des contradictions latentes des Libanais pour pouvoir perdurer.
La « société civile » a eu tort de ne pas investir assez dans une vision politique globale allant au-delà des seules questions sociales, durant les dernières années. Pour réussir, la révolte doit ainsi produire de grands partis ou de grands rassemblements qui revendiquent une vision politique du Liban 3.0 aujourd’hui en gestation. La foule peut faire tomber l’édifice, mais en aucun cas constituer une alternative en soi. Ce sont les mouvements les plus structurés qui peuvent prétendre à ce rôle, à défaut d’un éventuel homme providentiel pouvant difficilement émerger dans le monde de réseaux distribués dans lequel nous vivons.
La transformation de la révolte devra s’accompagner d’une pression croissante, dont l’impact grandira au fur et à mesure qu’elle convaincra les Libanais de la potentialité d’une autre réalité. Le pouvoir utilisera tous les moyens pour enrayer l’émergence de cette alternative. Il brandira la loi de la circonscription unique, épouvantail pour beaucoup, et se targuera ensuite du manque de consensus pour retarder les échéances électorales. Mais il sera trop tard. Le temps aura fait défection pour passer du côté de la révolte et lui permettre de parfaire sa structuration. Les deux sphères auxquelles les Libanais se sont habitués, celle du peuple, gai et créatif, aux revendications candides et simples, et celle des politiques, moribonds mais réalistes, forts d’une expérience importante dans la gestion des équilibres qui régissent le Liban, ne seront plus. En s’emparant de la politique, la révolte devra ainsi se faire révolution ou mourir.
Par Albert KOSTANIAN
Économiste, consultant en stratégie et animateur de l’émission « Vision 2030 » sur la LBCI
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commentaires (13)
Le Liban tout simplement a une économie saine et une malsaine La saine est un don de Dieu car naturelle et provenant de ses émigrés et ne demandant qu’à se multiplier La malsaine est celle qui gaspille cette manne en retardant l’échéance de l’échec de gestion des grandes familles politiques de ce pays. Ils partent tous demain , les affaires reprennent . Ils restent , on s en va tous et nous leur laissons la table de multiplication par zéro.! C’ EST AUSSI SIMPLE QUE ÇA ! PAS BESOIN DE CHERCHER AUTRE CHOSE !
PROFIL BAS
14 h 28, le 07 décembre 2019