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Économie - Privatisation

Privatisation : L'Etat, sous pression, va-t-il brader ses actifs pour renflouer ses caisses ?

Décryptage des principales implications d’une privatisation de la téléphonie mobile et d’une dizaine d’établissements publics, annoncée par le Premier ministre dans ses mesures économiques d’urgence.

Actuellement, l’État est propriétaire des réseaux mobiles libanais Mic 1 et Mic 2 mais en confie l’exploitation aux opérateurs Alfa et Touch. Mohammad Azakir/Reuters

La privatisation est l’un des principaux axes de la feuille économique présentée lundi dernier par le Premier ministre Saad Hariri, trois jours après l’éclatement d’une mobilisation sans précédent qui se poursuit encore dans l’ensemble du pays. Les mesures énoncées, notamment en matière de finances publiques et de lutte anticorruption, n’ont pas suffi à convaincre les manifestants qui continuent de demander la démission de l’exécutif. Quant à celles concernant la privatisation de la téléphonie mobile et d’un certain nombre d’établissements publics et d’entreprises appartenant à l’État, elles ont remis sur la table un débat vieux de vingt ans.

Que prévoit le gouvernement ?

Pour les télécoms : le Premier ministre a annoncé que le Haut Conseil pour la privatisation et les partenariats public-privé (HCPP, affilié à la présidence du Conseil des ministres) établira un cahier des charges en vue de la privatisation, en deux temps, du secteur de la téléphonie mobile. La première phase, qui interviendra d’ici à la mi-2020, concernera la privatisation des réseaux gérés par les opérateurs de téléphonie mobile. La seconde phase portera sur la création d’une troisième compagnie, Liban Télécom, à travers potentiellement Sodetel (fournisseur d’accès internet dont l’État est coactionnaire). Le gouvernement s’est aussi engagé à nommer les membres de l’Autorité de régulation des télécoms « dans les plus brefs délais », sans lesquels elle n’a pu devenir opérationnelle, et ce depuis sa création en février 2007. La création de Liban Télécom, la création d’une autorité de régulation indépendante et la libéralisation du secteur sont prévues par la loi 431 de 2002 qui établit la stratégie de cette libéralisation.

Pour certains établissements et entreprises appartenant à l’État : Saad Hariri a annoncé que le HCPP préparera également la privatisation d’un certain nombre d’entreprises appartenant à l’État, à travers l’ouverture de leur capital à une prise de participation du privé. Les établissements concernés sont la Middle East Airlines ; la Bourse de Beyrouth ; Sodetel ;

Intra ; les ports ; Casino du Liban ; la Régie des tabacs… Ce volet « nécessitera plus de temps car il faudra mener à bien la phase de “corporatisation” : certains établissements publics n’ont pas encore le statut légal et la structure d’une entreprise, et cette adaptation est préalable à l’ouverture du capital », explique à L’Orient-Le Jour le ministre d’État pour les Technologies de l’information, Adel Afiouni. Et en fonction de leur valorisation, l’État décidera s’il y conserve des parts, une « golden share » (un droit de veto limité dans le temps sur l’ensemble du capital) ou un contrôle stratégique, ajoute le ministre.


(Lire aussi : L’Aldic exhorte les pouvoirs publics à renoncer aux réformes « visant à gagner du temps »)


Une mesure d’urgence pour retarder les vraies réformes ?

En optant pour la privatisation, le gouvernement a pour objectif principal de réaliser des recettes exceptionnelles en monétisant certains de ces actifs, dans l’optique de réduire le service de la dette, alors que le pays a de plus en plus de mal à rembourser sa dette. « C’est une fuite en avant pour empêcher une réforme de l’État et de son modèle économique. Quand bien même la privatisation serait une bonne chose, les revenus qu’elle générerait ne doivent en aucun cas servir à financer le service de la dette mais à soutenir les secteurs productifs de notre économie », prévient Adib Tohmé, avocat et économiste, et ancien candidat de la société civile aux dernières élections législatives. L’économiste Kamal Hamdan, directeur du Consultation & Research Institute, estime que « c’est le moyen le plus facile qu’a trouvé la classe politique pour ne pas effectuer les véritables réformes, notamment celle concernant le service public ».

Ce choix du gouvernement, maintes fois annoncé puis abandonné durant les vingt dernières années, surprend aussi du fait qu’il n’a jamais véritablement fait l’objet d’un consensus au sein de la classe politique. Mais cette fois-ci, Adel Afiouni l’assure : toutes les composantes du gouvernement sont d’accord « sur le principe », « mais des conditions restent à clarifier en fonction de chaque établissement ».

Un consensus bancal donc, qui ne permet pas d’augurer une véritable mise en œuvre de ces privatisations. « En 2008, nous avions tout préparé pour la libéralisation des télécoms. Mais pendant tout ce temps, nous faisions face à un blocage politique, à cause de la corruption. Privatiser aurait empêché les dirigeants de continuer à contrôler les recettes publiques générées par ces secteurs. Cette situation leur a permis d’employer des gens, de financer des projets culturels et sportifs qui leur sont affiliés ou encore d’intervenir sur des appels d’offres pour empocher des commissions », se souvient, amer, l’ancien secrétaire général du HCPP, Ziad Hayek, qui estime qu’une privatisation, « si elle est bien menée, désavantagera les politiciens et les privera d’une rente ».

Pourquoi c’est un mauvais timing pour le faire ?

Plusieurs experts interrogés par L’Orient-Le Jour ont estimé que le contexte actuel n’était pas favorable à ces privatisations. « Ce n’est pas le bon moment, notamment en raison de la situation économique et financière du pays et de la dégradation de sa note souveraine. Une privatisation requiert une stabilité politique et une perspective de croissance du marché », développe Ziad Hayek. Il conseille donc au gouvernement de ne pas se précipiter : « Ce n’est pas une mesure d’urgence, il faut attendre les meilleures opportunités du marché. Il n’empêche, il faut commencer à la préparer. »

Kamal Hamdan pense également que « les conditions nécessaires pour mener à bien ce processus, à savoir la stabilité politique, la bonne gouvernance, l’existence de ressources humaines compétentes dans ces établissements et les bases de données fiables, font actuellement défaut ».


Pourquoi craint-on que la classe politique actuelle transpose ces monopoles de l’État au privé ?

Au moment où la crise de confiance entre les citoyens et la classe politique dirigeante atteint un point de non-retour, le gouvernement tente de rassurer sur les conditions de mise en œuvre de ces procédures de privatisation. « Ce sera un processus transparent, qui respectera les standards internationaux, que ce soit dans le choix des partenaires privés ou dans la gestion. Les autorités de régulation joueront également un rôle crucial là-dessus », explique Adel Afiouni. « Ce processus doit être impérativement bien géré pour éviter qu’on passe d’un monopole public à un monopole privé », alerte l’économiste Jean Tawilé.

Mais les craintes sont bien là. « Nous avons peur que ce soit les mêmes groupes qui ont profité de ces monopoles étatiques qui bénéficient de ces ouvertures de capitaux en s’associant avec des groupes internationaux. Nous aurions été moins méfiants si ces mesures devaient être mises en place par un gouvernement indépendant de technocrates », confie Kamal Hamdan. Adib Tohmé appelle aussi à la vigilance, notamment vis-à-vis des conflits d’intérêts : « Une des stratégies bien connues dans le monde des affaires est d’endetter massivement une entité, avant de la pousser à convertir cette dette en actifs, la poussant ainsi à les solder à des prix très bas. Donc il ne faut pas que les intérêts de la dette soient transférés à cette même élite politique. » D’autant que certains précédents justifient, selon lui, ces craintes. Celui qui était l’avocat de l’entreprise canadienne ayant racheté LibanPost à l’État raconte comment elle a dû jeter l’éponge faute de rentabilité, puisque l’État refusait de lui céder certains services. « Ensuite, c’est l’ancien Premier ministre Nagib Mikati et la Bank Audi qui ont racheté LibanPost pour le même prix, soit 14 millions de dollars. Sauf qu’ils ont pu réaliser un retour sur investissement en un an et demi seulement. Car l’État les a autorisés, eux, à gérer tous les services, grâce à leurs connexions politiques et aux commissions distribuées », dénonce Adib Tohmé.


(Lire aussi : Moody’s alerte sur les effets négatifs des mesures annoncées par Hariri)


En privatisant, l’État renonce-t-il à des recettes publiques importantes ?

Outre les différends politiques, les gouvernements successifs avaient souvent rechigné à aller au bout de ces privatisations par crainte de devoir se priver d’importantes sources de recettes publiques, comme c’est actuellement le cas par exemple pour le secteur de la téléphonie mobile.

S’agissant de la question des recettes, « la décision de privatiser totalement ou non sera prise pour chaque établissement en fonction de sa valorisation. Mais il faut rappeler que l’État restera dans la plupart des cas actionnaire, et gardera donc une part des revenus, et que les compagnies privées paieront aussi des taxes », relativise Adel Afiouni. L’État doit donc bien négocier avec ses partenaires privés. « L’État peut obtenir du partenaire privé une part de revenus spéciale, une sorte de redevance (royalties), ou bien un régime de taxation spécial au secteur. L’État peut aussi vendre certains services à ces compagnies, comme le droit de passage et de connexion à son réseau de fibre optique par exemple », illustre Ziad Hayek.

Jean Tawilé souligne les effets positifs sur l’économie en général pouvant découler de ces privatisations : « Le rôle de l’État est de fournir un service de qualité et à bas prix et non pas de réaliser des bénéfices. Les compagnies privatisées paieront des taxes, mais il faut aussi compter sur le fait que la gestion par le privé de ces établissements permettra de maximiser leurs profits et stimulera les investissements de l’étranger (IDE). Des millions de dollars pourront être injectés dans l’économie, ce qui ne manquera pas de créer de nouvelles opportunités d’emploi et d’instaurer une compétition qui améliorera les prix et la qualité des services fournis. »

Kamal Hamdan appelle de son côté à « relativiser l’importance des profits dégagés par certains services publics, qui est induite par une surtaxation de ces services par l’État, afin de pallier son incapacité à prélever des impôts directs. Il faut aussi rester vigilant pour éviter le maintien de ces taxes déguisées dans les conditions de vente de ces établissements au secteur privé ».



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commentaires (2)

Oui pour des privatisations, mais lesquelles, quand et comment...? Dommage que Ziad Hayek ait été obligé de démissionner de son poste, il était le plus à même techniquement de gérer aujourd'hui ce domaine...

Salim Dahdah

10 h 38, le 29 octobre 2019

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Oui pour des privatisations, mais lesquelles, quand et comment...? Dommage que Ziad Hayek ait été obligé de démissionner de son poste, il était le plus à même techniquement de gérer aujourd'hui ce domaine...

    Salim Dahdah

    10 h 38, le 29 octobre 2019

  • LA PRIVATISATION APPORTE UNE MEILLEURE GERANCE ET DES PRIX PLUS BAS POUR LES CONSOMMATEURS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 27, le 29 octobre 2019

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