Au deuxième jour, hier, de l’offensive turque « Source de paix » dans le nord de la Syrie, l’aviation et l’artillerie lourde turques ont continué de prendre pour cible plusieurs localités, situées le long de la frontière syro-turque, et contrôlées par les forces kurdes, notamment les villes de Tal Abyad, Ras al-Aïn et Qamichli. Chasseurs-bombardiers et canons de gros calibres ont tiré des dizaines de projectiles sur des cibles militaires et civiles.
Devant cette puissance de feu, des civils de Ras al-Aïn ont commencé à fuir. Cette dernière ville semble être une cible prioritaire de l’armée turque, qui cherche à établir une zone tampon de 120 kilomètres de long et 30 kilomètres de profondeur en territoire syrien. « Nos commandos héroïques qui participent à l’opération “Source de paix” continuent à progresser à l’est de l’Euphrate », se félicitait hier sur Twitter le ministère turc de la Défense, vidéo à l’appui, précisant par ailleurs que 181 cibles de la milice kurde ont été touchées par l’aviation et l’artillerie depuis le début de l’offensive. Ankara mise sur son armée, ses forces spéciales mais aussi les combattants rebelles syriens qu’il soutient et qui sont rassemblés autour de l’Armée nationale syrienne (coalition de rebelles islamistes). Ces derniers, avec certains militaires turcs, opèrent au sol. Cette opération vise trois objectifs principaux. Le premier est de « nettoyer » – comme l’a récemment rappelé le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu – la frontière syro-turque de la présence armée kurde des YPG (Unités de protection du peuple), relais du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en Syrie, et considérés par Ankara comme « terroristes ». Le deuxième objectif est de faire en sorte que l’armée turque et ses supplétifs rebelles syriens – une fois la zone « pacifiée » – préparent le terrain afin d’assurer le retour en Syrie des quelque trois millions et demi de réfugiés actuellement présents en Turquie. Le troisième objectif, à plus long terme, consiste pour Ankara à renforcer sa présence en Syrie.
Si les opérations et le plan de bataille initiés mercredi se déroulent comme prévu, la Turquie pourrait, à terme, occuper toute la frontière turco-syrienne en plus des territoires qu’elle contrôle déjà dans la région d’Idleb, plus à l’ouest. Cela la rendrait ainsi très difficile à déloger.
Gains politiques
En sus des éventuels gains militaires, l’opération pourrait avoir des bénéfices politiques pour le président turc Recep Tayyip Erdogan. Sur le plan intérieur, le Reïs devrait, avec « Source de paix », s’attirer la sympathie de l’électorat nationaliste turc, mais aussi de l’opposition, au nom de la défense des intérêts du pays. « Lancer l’opération en Syrie est pour Erdogan une façon de montrer à tous qu’il pense avant tout aux intérêts de la nation et que la Turquie est un pays fort et respecté », explique Bayram Balci, enseignant à Sciences-Po et spécialiste de la Turquie, contacté par L’Orient-Le Jour. Il précise néanmoins que contrairement à ce qu’avancent certains journaux à travers le monde, l’opération « n’a pas de visées électoralistes ». Mais si « Source de paix » peut ainsi apporter des gains politiques au président, l’opération, comme toute opération militaire, comporte son lot de difficultés et de risques.
(Lire aussi : À la frontière syro-turque, les Kurdes contraints de fuir)
Représailles kurdes
Le premier réside dans la question des réfugiés, destinés à être réinstallés dans la future zone créée par la Turquie. Certains d’entre eux sont présents en Turquie depuis huit ans et « les études récentes ont montré que les réfugiés, au-delà de cinq années passées sur le territoire turc, ne repartent pas chez eux », souligne Bayram Balci. « Si on applique le principe du “volontariat”, très peu de réfugiés accepteront de retourner en Syrie notamment en raison des problèmes de sécurité et du manque de garanties », ajoute-t-il. Si l’on prend par exemple le cas de la région de Afrine, « libérée » par les Turcs en mars 2018, la zone est aujourd’hui sous le contrôle de milices à tendances islamistes soutenues par Ankara. Ces dernières y commettent des exactions, et la corruption y est endémique.
Autre problème : la « zone de sécurité » que les Turcs veulent instaurer se situe dans une région à majorité arabe, bien qu’habitée par des populations kurdes. Un repeuplement des réfugiés syriens de Turquie – à majorité arabe – dans cette « zone de sécurité » pourraient créer des tensions communautaires avec les Kurdes qui, si les forces armées kurdes se retirent, pourraient à leur tour quitter la zone. « Source de paix » pourrait également entraîner des représailles kurdes en Turquie directement ou dans les zones du Nord syrien contrôlées par les Turcs depuis l’opération « Rameau d’olivier ». « Les forces de sécurité s’attendent à des attaques venant des Kurdes depuis que l’offensive a commencé », explique à L’OLJ un activiste syrien à al-Bab qui a souhaité gardé l’anonymat, ajoutant qu’elles « les ont accusés mercredi d’une attaque à Jarablous (Nord syrien) faisant un mort et 7 blessés », et que « hier, dans la ville d’al-Bab, une explosion a fait 8 blessés et d’autres bombardements sont “attendus” ». Les médias turcs rapportaient également hier plusieurs attaques menées à la roquette sur le territoire turc imputées aux YPG, faisant 6 morts, dont un bébé de 10 mois, et 70 blessés.
À cela s’ajoute, sur le plan militaire, la possible résistance armée rencontrée par les Turcs dans leur avancée vers l’est de l’Euphrate. L’armée turque a assurément en mémoire le souvenir de la prise de Afrine : deux mois d’âpres combats pour conquérir un peu plus de 30 km. Elle pourrait, dès lors, être tentée cette fois-ci de tout mettre en œuvre pour avancer vite.
L’opération turque pourrait également profiter aux jihadistes de l’EI, dont certains sont emprisonnés dans des camps gérés par les Kurdes et qui pourraient profiter de la mobilisation de ces derniers et du désordre créé pour prendre le large. Hier après-midi, les combattants kurdes ont d’ailleurs accusé Ankara d’avoir pilonné une prison remplie de membres étrangers du groupe terroriste.
Le dernier (gros) risque réside dans la gestion politique à suivre en Syrie. Si Ankara met la main sur de larges pans de territoires, notamment toute la frontière avec la Syrie, cela risquerait de compliquer davantage encore les pourparlers – voire de se brouiller diplomatiquement – avec la Russie et l’Iran, alliés du président syrien Bachar el-Assad, sur l’avenir politique du pays. Moscou, qui se veut le véritable maître du terrain syrien, pourrait ainsi voir d’un mauvais œil la Turquie contrôler le grenier à grain et les réserves de pétrole du pays.
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Le silence des usurpateurs se disant protecteurs des kurdes et à qui ils ont promis monts et merveilles , est éloquent. Du même ordre que les promesses faites aux bensaouds du golfe .
10 h 22, le 11 octobre 2019