Faute de temps, j’écris ce qui suit dans un avion en partance pour Paris. Je viens d’ouvrir la tablette dont la trentaine de centimètres de profondeur soutient difficilement mon ordinateur portable. En face de moi, l’écran, dont la lumière rutilante me fait plisser les yeux encore encroûtés de sommeil, indique une altitude de 10 973 mètres et une vitesse au sol de 806 km/h. Deux heures auparavant, bien avant que ne s’affichent ces deux nombres qui me signalent à chaque instant et un peu plus mon éloignement de mon quotidien, de ma vie, de mes repères, alors qu’encore sur terre, quelque chose dans l’aéroport en lui-même relevait déjà du voyage.
L’angoisse du départ
C’est que j’ai beau prendre des avions plusieurs fois par an, parfois même à regret, j’ai beau recommencer l’exercice que je connais désormais par cœur, ainsi que cette succession parfaitement rodée de choses à faire avant un voyage : tout prévoir en fonction de l’absence, passer au journal pour organiser mes rendus, passer à la banque pour retirer des sous, passer à la teinturerie, passer chez le barbier, donner les directives pour la toilette et la nourriture de la chatte, puis faire ma valise, la déposer à la porte de la maison, commander le taxi pour 5h30 le lendemain, et enfin tenter d’emmagasiner quelques heures de sommeil... J’ai beau répéter tout cela avec l’indifférence d’un automate, sans état d’âme aucun, il suffit que je me retrouve dans le tunnel menant à l’aéroport pour que l’angoisse vienne invariablement regagner sa place dans mon estomac d’enfant jamais réellement remis de l’enfance. Ensuite, une fois dans l’aérogare, une fois franchi le premier point de contrôle (d’ailleurs pourquoi deux ?), suivi du comptoir où l’hôtesse de terre, engoncée dans son uniforme élimé rouge, sans doute frustrée de n’avoir pas pu accéder au poste d’hôtesse de l’air, tapote nerveusement son clavier de ses mains griffues et vous explique à chaque fois, avec la pointe de masochisme, que « non, vous ne pouvez pas être surclassé parce que vous avez un billet Air France et ceci est un vol MEA » (ou vice versa), puis les passeports dûment tamponnés, puis les manteaux et petits bagages, ceintures, ordinateurs portables et clés à nouveau jetés sur le tapis, dans les boîtes à rayons X qui finissent souvent renversées, une fois traversé ce parcours du combattant, l’espace où l’on attend le départ, cette parenthèse d’entre-deux, a déjà la saveur d’un non-retour.
« Dernier appel »
Alors, on ne peut s’empêcher de penser à ce qu’on a pu oublier, aux choses, aux gens laissés derrière, les grands-parents qui se font vieux, les enfants et la culpabilité envers eux, le chat, le deuxième téléphone, la trousse de médicaments, l’oreiller, le chargeur, les lentilles de vue. Un dernier coup de fil en attendant de gagner la porte d’embarquement, « Prends soin de toi en mon absence », « Oui, je t’appelle dès que j’atterris » dans la zone franche où l’on finit indéniablement par s’approvisionner en Marlboro Light, les moins chères au monde, ou en M&M’s vendus dans des formats pour géants. Et là, tout autour semble se soustraire au temps : on fait du shopping, on teste des rouges à lèvres, on essaye des lunettes de soleil à six heures du matin, on prend une coupe de champagne avant l’heure, qu’on paye d’ailleurs au même prix qu’un café chez Cafématik. À peine le temps aussi de s’affaler au lounge – où tout le monde se débrouille pour se frayer un chemin, avec toujours l’impression de se retrouver dans la cantine de l’école, surtout avant un départ pour Paris, Londres ou Dubaï – que les écrans en sont déjà à clignoter « dernier appel ». En même temps, l’hôtesse de terre, la même qui se rêvait d’air, prend son meilleur rôle : menacer d’un départ imminent ceux qui s’étaient oubliés à la parfumerie ou chez Rifaï, les faisant courir comme des aliénés jusqu’à la porte d’embarquement. À bout de souffle, alors que les passagers s’agglutinent déjà en file, on retrouve invariablement des visages familiers. « Tu pars ? » la question qu’on se pose quand on n’a pas grand-chose à se dire, souvent accompagné d’un « C’est bien », comme si ceux qui restaient appartenaient à un mauvais résidu au fond d’un verre. Et pourtant, bizarrement, malgré le temps et l’habitude, à chaque fois, c’est le moment précis où l’on se dit qu’en fait, on aimerait rester.
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
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commentaires (7)
Excellent article bien que vous avez sous estime plusieurs points: comment arriver a l'aeroport dans cette circulation folle comment vous allez au lounge si vous n'avez pas ete surclasse? combien de temps depuis l'arrivee a l'aeroport et le moment ou vous vous trouvez enfin dans la salle de depart BRAVO QUAND MEME
LA VERITE
03 h 39, le 09 juillet 2019