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Moyen Orient et Monde - Entretien

« La communauté internationale ne doit plus fermer les yeux sur les crimes de l’Arabie saoudite »

Agnès Callamard, rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, répond aux questions de « L’OLJ » suite à la publication de son rapport sur l’affaire Jamal Khashoggi.

La rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Agnès Callamard, à Genève le 19 juin 2019. Photo AFP

Après six longs mois d’enquête, la rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Agnès Callamard, a publié mercredi son rapport sur le décès de Jamal Khashoggi. Le document de cent pages apporte des précisions sans précédent sur le déroulement de la sordide opération et pointe du doigt le manque de réaction de la part de la communauté internationale – en dépit du tollé médiatique provoqué par l’assassinat du célèbre journaliste saoudien dans le consulat de son pays le 2 octobre dernier. Dans un entretien accordé à L’Orient-Le Jour, Agnès Callamard appelle la communauté internationale à réagir.


Quelle a été l’étendue du rôle du prince héritier saoudien, Mohammad ben Salmane, dans l’assassinat de Jamal Khashoggi ?

Mon rapport ne met pas directement en cause le prince héritier. Il met en avant des éléments de preuve qui demandent qu’il fasse l’objet d’une enquête poussée afin de conclure d’une façon ou d’une autre sur sa responsabilité. Ces éléments de preuve sont basés sur le droit international lié à la responsabilité pénale individuelle. La communauté internationale s’est beaucoup intéressée à la question de savoir qui a ordonné le crime, ce qui est une question très importante. Mais la responsabilité individuelle du prince ou d’autres personnes est engagée même s’ils n’ont pas ordonné le crime. Elle peut être liée, par exemple, à une incitation directe ou indirecte au meurtre de M. Khashoggi, au fait que le prince héritier ou quelqu’un d’autre savait qu’une mission avait lieu mais n’a pas pris les dispositions nécessaires afin de l’arrêter.



(Lire aussi : Affaire Khashoggi : les enregistrements glaçants de l'assassinat)


Que pouvez-vous nous dire des preuves et des éléments que vous avez obtenus ?

Mon analyse des preuves s’est basée sur deux choses. La première a été de déterminer s’il s’agissait bien d’un crime d’État et la seconde si le meurtre de M. Khashoggi avait pu être le résultat d’un accident. En ce qui concerne la responsabilité de l’État, je l’ai établie sur la base de plusieurs faits. Les quinze individus (qui ont perpétré le crime) sont bien des agents de l’État. Ils sont venus en Turquie de façon officielle : huit d’entre eux ont voyagé dans un jet privé qui avait l’immunité diplomatique, deux d’entre eux ont voyagé avec leur passeport diplomatique. L’acte a été commis dans le consulat, qui est un lieu officiel de l’État, ils ont utilisé des ressources de l’État telles que les voitures du consulat, et leur hôtel a été payé par Riyad.

Je me suis aussi intéressée à la thèse de l’accident qui a été mise en avant par les autorités saoudiennes. Je n’ai pas pu y apporter crédit. Quand on envoie une équipe de quinze personnes, on se doute bien qu’il s’agit quand même d’une mission de nature très spéciale, effectuée par des gens qui avaient de toute évidence déjà travaillé ensemble. Au moins 24 heures avant le meurtre, un médecin légiste a été mis dans cette équipe. Il a discuté une heure avant le meurtre avec quelqu’un d’autre de l’équipe de la façon dont on pourrait démembrer le corps d’un individu, ce qui s’est vraiment déroulé ensuite. Il est très clair que le meurtre était planifié. S’il s’agissait d’un accident, on s’attendrait à ce que les personnes présentes dans la pièce s’exclament ou qu’il y ait des éléments de surprise dans les enregistrements que j’ai entendus. Or il n’y a rien de tout ça. Il s’agit d’un processus plutôt calme.

Dans quelle mesure le conseiller du prince héritier à l’époque, Saoud al-Qahtani, a pu commanditer ou du moins encourager cette opération ?

Le procureur saoudien a reconnu que M. Qahtani a incité certains membres de cette opération spéciale lors d’une réunion à ramener M. Khashoggi parce qu’il était une menace nationale, avant le départ de la mission de Riyad. Sur la base seulement de ce que le procureur a dit, M. Qahtani était partie prenante à cette mission et il planifiait un kidnapping. Je trouve improbable de conclure que M. Qahtani n’était pas au courant du fait que le meurtre était une option et avait été préparé comme telle au cas où le kidnapping échouait. La responsabilité de M. Qahtani est engagée au niveau du droit international pour une tentative de disparition forcée, qui fait l’objet d’une convention internationale et qui est une violation extrêmement importante des droits de l’homme. Il est surprenant que, ayant ces éléments de preuve, le procureur saoudien n’ait pas mis en accusation M. Qahtani.



(Pour mémoire : Questions autour de l'absence d'un conseiller royal au procès Khashoggi)



Quels sont les obstacles et difficultés auxquels vous avez dû faire face durant votre enquête ?

La limitation principale est que je n’ai pas pu accéder à l’Arabie saoudite, que je n’ai pas pu parler au procureur de l’Arabie saoudite et que je n’ai pas pu avoir accès aux éléments de preuve à leur disposition pour pouvoir les comparer avec ce que j’ai pu obtenir. Beaucoup d’informations sont aussi liées au travail de renseignement. Les agences de renseignements hésitent beaucoup à parler à des gens comme moi, il est donc assez difficile d’authentifier et de déterminer si les informations sont correctes. Je n’ai pas pu obtenir de copie des enregistrements du crime et j’ai dû les écouter avec mon interprète dans des locaux officiels. Je sais qu’ils sont authentiques car j’en ai obtenu la confirmation par d’autres sources et j’ai pu recouper l’analyse qui en a été faite avec d’autres. J’ai pu aussi comparer les enregistrements avec d’autres informations qui m’ont permis de recouper les preuves.



L’Arabie saoudite jouit-elle, selon vous, d’une impunité exceptionnelle ? Comment l’expliquez-vous ?

La mort de M. Khashoggi est l’aboutissement d’une chaîne d’événements pour lesquels la communauté internationale n’a pas suffisamment réagi. Par exemple, le kidnapping du Premier ministre libanais Saad Hariri est une atteinte extraordinaire pour laquelle il y a eu peu de réactions, y compris au sein du Liban. En Arabie saoudite, ont été arrêtées de nombreuses jeunes femmes dont le seul crime, a priori, était de vouloir conduire (avant l’autorisation du droit de conduire pour les femmes en juin 2018). Je mets en exergue la passivité de la communauté internationale à l’égard de l’Arabie saoudite pour des raisons qui lui sont propres : politiques, géostratégiques, économiques, financières, de sécurité nationale... Je ne conteste pas que l’Arabie saoudite devrait être un partenaire important de ces acteurs, mais un partenariat doit être fondé sur la « loyauté » à des principes de droit international. Il faut que la communauté internationale cesse de fermer les yeux et de ne pas réagir suffisamment lorsque l’Arabie saoudite commet un crime. Cela ne fait que lui donner carte blanche pour continuer dans cette direction.



(Lire aussi : Affaire Khashoggi : une experte de l'ONU réclame une enquête sur la responsabilité de MBS)


Vous mentionnez l’affaire Saad Hariri. Avez-vous avez eu des éléments supplémentaires sur ce dossier ?

Je me suis intéressée au contexte et aux circonstances pour savoir s’il y avait des éléments qui tendaient à montrer si les autorités saoudiennes étaient prêtes à faire des choses de nature extraordinaire au vu du droit international. Le crime commis contre M. Hariri est tout à fait incroyable. Je n’ai pas pu trouver d’autres exemples où le Premier ministre d’un État étranger est enlevé, détenu, humilié, et que la communauté internationale ne réponde pas au vu de toutes ces violations. M. Hariri a finalement été protégé par la France, mais je parle ici d’une dénonciation énergique. On ne pouvait pas voir cet enlèvement comme une affaire interne et domestique à l’Arabie saoudite, comme cela était prétendu.


Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a déclaré par le biais de son porte-parole mercredi qu’il n’a pas « les moyens ou l’autorité nécessaires pour lancer une enquête criminelle sans un mandat d’un organisme intergouvernemental ». Que répondez-vous à cela ?

Selon moi, il a les moyens et il a le mandat. Je comprends qu’il s’agit d’un aspect de son travail et de son mandat qui n’est pas forcément écrit noir sur blanc, il y a là matière à interprétation. Le secrétaire général ou des juristes interprètent le droit et la jurisprudence d’une façon restrictive. Je propose, dans mon rapport, une interprétation beaucoup plus « généreuse » à l’égard de ses prérogatives. Je suggère aussi que la Turquie, ou d’autres États membres, demande cette enquête pénale internationale qui est aussi une possibilité. J’ai remarqué que le porte-parole du secrétaire général a semblé dire mercredi qu’il faudrait en fait une résolution du Conseil de sécurité (pour ouvrir cette enquête). Cela est nouveau car jusqu’à présent, ils avaient seulement dit qu’il fallait que la Turquie demande officiellement une enquête. Pour que l’on ne soit plus dans ces situations-là, je propose dans le rapport la création d’un instrument permanent d’enquête qui pourrait s’automandater, afin de réaliser des enquêtes pénales que je ne pouvais pas faire.



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commentaires (11)

Le problème pourtant c'est que Hariri lui même fait partie de l'establishment saoudien. Il y a eu peu de réactions en concernant le 'kidnapping' du Premier ministre libanais Saad Hariri car lui même (Saad Hariri) il a dit qu'il va en toute liberté en Arabie Saoudite et qu'il va garder pour soi même ce qui s'est passé. Donc qu'il ne se considère apparement pas victime d'un "kidnapping" donc si long que la victime ne se dit pas victime d'un kidnapping ou fait plainte , est-ce qu'on peut parler de kidnapping ? Quand le ministre allemand Sigmar Gabriel a pris quelques mots dans la bouche de kidnapping, Saad Hariri lui même a attaqué le ministre allemand en disant "Dire que je suis détenu en Arabie saoudite et interdit de quitter le pays est un mensonge. Je suis en route pour l’aéroport, Mr Sigmar Gabriel" (https://www.lorientlejour.com/article/1084791/hariri-affirme-dans-un-tweet-etre-en-route-pour-laeroport-pour-quitter-riyad.html).

Stes David

12 h 03, le 23 juin 2019

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Commentaires (11)

  • Le problème pourtant c'est que Hariri lui même fait partie de l'establishment saoudien. Il y a eu peu de réactions en concernant le 'kidnapping' du Premier ministre libanais Saad Hariri car lui même (Saad Hariri) il a dit qu'il va en toute liberté en Arabie Saoudite et qu'il va garder pour soi même ce qui s'est passé. Donc qu'il ne se considère apparement pas victime d'un "kidnapping" donc si long que la victime ne se dit pas victime d'un kidnapping ou fait plainte , est-ce qu'on peut parler de kidnapping ? Quand le ministre allemand Sigmar Gabriel a pris quelques mots dans la bouche de kidnapping, Saad Hariri lui même a attaqué le ministre allemand en disant "Dire que je suis détenu en Arabie saoudite et interdit de quitter le pays est un mensonge. Je suis en route pour l’aéroport, Mr Sigmar Gabriel" (https://www.lorientlejour.com/article/1084791/hariri-affirme-dans-un-tweet-etre-en-route-pour-laeroport-pour-quitter-riyad.html).

    Stes David

    12 h 03, le 23 juin 2019

  • Le petit David Callamard qui lutte pour la justice devant le Goliath des intérêts internationaux qui se chiffrent en milliards de dollars...c'est perdu d'avance... mais on admire quand'même son courage !!! Irène Saïd

    Irene Said

    10 h 07, le 23 juin 2019

  • Puisqu'on en parle, la communauté internationale doit-elle fermer les yeux sur les assassinats de Rafiq Hariri, Bassel Fleyhan, Samir Qassir, Gébran Tueini, Pierre Gemayel Jr, Antoine Ghanem, Walid Eidou, Wissam Eid, Wissam Hassan, Hachem Selman, Kamal Joumblat, Mohamed Chatah, Riad Taha, Salim Laouzi, le mufti Hassan Khaled, Béchir Gemayel, René Mouawad...

    Un Libanais

    20 h 07, le 22 juin 2019

  • Puisqu'on en parle, la communauté internationale doit-elle fermer les yeux sur les assassinats de Rafic Hariri, Bassel Fleyhan, Samir Qassir, Gébran Tueini, Pierre Gemayel Jr, Antoine Ghanem, Walid Eidou, Wissam Eid, Wissam Hassan, Hachem Selman,, Kamal Joumblatt, Mohamed Chatah, Riad Taha, Salim Laouzi, mufti Hassan Khaled, René Mouaouad, Bachir Gemayel, Riad es-Solh, Tony Frangieh, Rachid Karamé etc...

    Un Libanais

    19 h 06, le 22 juin 2019

  • Un crime est un crime. Il ne faut pas attendre que tous soient punis pour juger certains crimes. Ou bien on invite tous les dictateurs à en faire plus.. Les lettres de cachet de l’epoque de Louis XIV semblent un traitement de faveur à côté du traitement réservé à Kashoggi...!

    LeRougeEtLeNoir

    16 h 08, le 22 juin 2019

  • Hehehe madame d abords que la justice international juge l assassin de plusieurs milliers de syriens !! Que la justice juge Erdogan ... que la justice juge tous les dictateurs avant de s en prendre à l Arabie saoudite ... ois savons tous Pq celle ci est visé .... LE PÉTROLE TJRS LE PÉTROLE

    Bery tus

    15 h 09, le 22 juin 2019

  • Deux poids et deux mesures? Et les crimes commis en Syrie? LÓNU a perdu toute sa credibilite...

    IMB a SPO

    13 h 54, le 22 juin 2019

  • Comparaison n'est pas raison

    Nader

    12 h 06, le 22 juin 2019

  • Quel soutien ou de combien de Fonds est ce que les Etats Unis veulent a nouveau de MBS ? Quelle grosse farce hideuse ! Je doute fort que toutes ces élucubrations médiatiques soigneusement organisées et programmées servent a quelque chose.

    Cadige William

    09 h 20, le 22 juin 2019

  • A-T-ELLE OUVERT LES YEUX SUR LES CRIMES COMMIS DURANT LES 9 ANS DE GUERRE ET DE CARNAGES EN SYRIE OU PLUS D,UN DEMI MILLION DE TUES, DES MILLIERS DE DISPARUS ET DE BLESSES ET PLUS D,ONZE MILLIONS DE REFUGIES ET DE DEPLACES ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 07, le 22 juin 2019

  • A tous ces éléments, ceux qui savent comment fonctionne la chaîne de décision dans des pays comme l’Arabie Saoudite, centralisée, autocratique, ou les exécutants ne sont que des outils complètement soumis à une autorité hierarchique redoutable, ceux-là ne peuvent imaginer une seconde, que tout ce plan, les moyens mis à disposition , les conséquences graves imaginables d’une telle opération, que les exécutants prévoyaient , qu’un tel plan donc, ait pu être lancé sans des ordres directs de la hiérarchie au plus haut niveau. Les exécutants connaissant très bien le système , n’auraient jamais pu ou oser , une seule seconde , prendre une telle initiative, ne serait-ce par instinct de conservation , sans avoir tous les feux verts indispensables . D’un côté il y a des faits lourds d’indices probants , de l’autre des dénégations outrées vides de contre-argumentation ou de preuves contraires. Bravo Madame Callamard!

    LeRougeEtLeNoir

    01 h 34, le 22 juin 2019

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