Jusqu’ici, nous rêvions à ce qui n’est plus. Au moment où la mode est au « Lebanon-bashing », il serait bon d’apprécier ce qui est. Notre passé n’est pas exclusivement fait d’images d’épinal. Il est peuplé de trolls qui hantent, aujourd’hui encore, les nuits des survivants. N’y voir que « l’âge d’or » relève du déni, voire de la falsification. Ces lignes sont dédiées aux dizaines de milliers de martyrs et de survivants anonymes de la guerre de quinze ans.
Devant cette scène effroyable immortalisée par un héros, le photoreporter Varouj Mavlian, on est d’abord happé par les tons de gris. En couleurs, son impact eût été amoindri, mais non, elle est tout en gris, cette image, comme rescapée d’un incendie et barbouillée de suie. Des nuages à la brume, des arbres aux décombres, du trottoir au grain du tirage, tout est gris et l’on s’étonne que l’enfer soit toujours associé au rouge. Non, l’enfer est gris.
La femme court, ou plutôt elle se hâte comme elle peut. La distance qui la sépare encore du salut semble interminable. On a beau regarder où elle va et se demander quel point de fuite elle espère atteindre avant que les projectiles ne recommencent à s’abattre, il n’y a que la dévastation : c’est l’illustration même du désespoir. En suivant du regard sa trajectoire, on voit bien qu’elle aborde une étape dangereuse, jonchée de gravats, de tiges de métal et d’autres pièges innommables, et l’on ne peut que se demander comment elle va s’y prendre pour ne pas trébucher, se tordre une cheville, se casser un bras, s’aplatir de tout son long dans ces débris tranchants. En réalité, cette femme court pour sa survie, elle ne perçoit pas les risques, elle se lance dans le vide comme les suicidés du World Trade center, sans y réfléchir.
On ne voit même pas son visage : elle pourrait être ma mère, la vôtre ; elle vous rappelle fatalement quelqu’un si vous êtes né avant 1990. Elle court, éperdue, blessée, chaussée de sabots qui sont à eux seuls une torture et cette robe avec la fermeture Éclair au dos, qui ne s’en souvient pas? On dirait qu’elles portaient toutes la même robe dans ces années-là. Vous savez qu’il y a quelque part, au moment où cette photo a été prise, un être aimé qui attend cette femme puisqu’elle brave tant de dangers pour le rejoindre. Vous savez qu’elle a été un jour un bébé souriant et babillant, couvé par l’amour infini de ses parents, et puis une petite fille coquette aux yeux brillants jouant à la séductrice, les petits doigts tortillant des boucles brunes, dans les années tendres où le soleil était plus chaud et la vie moins moche. La voilà, cette petite fille qui n’a rien demandé à personne, qui rêvait elle aussi du jeune premier, qui éclatait de rire en taquinant papa, la voilà cette maman morte de trouille, blessée à la jambe sous un pansement noué à la diable, la voilà bravant une terrible fatalité, courant pour sa survie, pour retrouver les siens à n’importe quel prix.
Quelques indices situent cette photo au paroxysme des affrontements de 1976. La guerre, qui faisait rage depuis quelques mois à coups de « rounds » et d’innombrables « cessez-le-feu », est maintenant généralisée. La « ligne de démarcation » est ouverte comme une plaie purulente, le long de la rue de Damas. Un des points de passage est ce « secteur du Musée ». Quel funeste destin pour un des plus beaux quartiers de Beyrouth, où se situent la Résidence des Pins, l’hippodrome, le musée national et d’autres bâtiments magnifiques, dont le siège de la Sûreté générale.
S’il ne fallait qu’une seule image pour représenter « notre » guerre, ce pourrait être celle-ci. Dans un cadrage parfait, le photographe a laissé au désastre l’ensemble de la photo, reléguant le personnage principal au quart en bas à droite. Quelle étrange décision de sa part, se dit-on de prime abord, de décentrer cette femme qui court seule, totalement seule dans ce décor dantesque, c’est ce qui est le plus impressionnant finalement, cette solitude, mais elle est seule sans l’être puisque le photographe est là à ce moment précis, et il a ce coup de génie, de la montrer toute petite dans cette immensité abominable.
Elle court, et autour d’elle et du photographe, il y a un troisième personnage : la mort. Celle-ci occupe toute la scène, elle est présente dans chaque débris, tout respire la menace. La mort est partout et attend son occasion. La violence du bombardement qui vient de s’interrompre et qui a dévasté le secteur, pulvérisant la Sûreté générale à gauche, pliant les réverbères qui faisaient la grâce de nos rues, crevant une canalisation au loin, cette violence déborde du cliché, on pourrait en percevoir l’incandescence glacée rien qu’en l’effleurant.
La femme court et au moment où Varouj Mavlian prend la photo, on ne sait même pas si cette femme et le photographe pourront arriver de l’autre côté sains et saufs, et le plus terrible est qu’il ne fait que son travail comme devant une scène de chasse au safari, les risques en plus. Il est derrière elle mais lui ne court pas, il prend le temps de cadrer avec un sang-froid de sniper, chaque élément est méticuleusement pensé, à sa place, l’horizon tout droit, la prise est si aboutie qu’on dirait un montage, mais non c’est l’atroce réalité que nous avons vécue et il est prêt à mourir pour prendre cette photo.
Nous sommes tous des rescapés de ce naufrage. Et nos rêves nostalgiques viendront toujours se fracasser contre cet écueil rouge sang qui ne veut pas cautériser. On aura beau se dire : la page est tournée. Les crimes pardonnés. Les atrocités oubliées. Ces images sont en nous, ce cauchemar s’est incrusté dans notre ADN, il est comme un cancer qui instille son venin à doses homéopathiques. Comment l’âge d’or n’a-t-il réussi à engendrer que de la haine, que quinze ans de barbarie et des centaines de milliers de victimes n’ont pas encore permis d’expier?
À ceux qui se plaignent du Liban d’aujourd’hui, sachez que pour nous autres survivants, le Liban d’aujourd’hui est un paradis tout simplement parce que les bombardements ont cessé et qu’on ne meurt plus sans savoir pourquoi. Tout le reste est anecdotique. Quarante-trois ans plus tard, à quelques pas du lieu où cette photo a été prise, le pasteur Pierre Lacoste a décidé de monter une expo photo intitulée « Rue de Damas, chemin de rencontre » dans le cimetière protestant. Quel plus beau pardon accorder à une balafre qui fut le symbole de la haine et de la séparation que d’en faire un chemin de rencontre? Cette photographie fait partie de celles qui y seront exposées, du 14 au 22 juin 2019.
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