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Idées - Iran

Premiers battements des tambours de la guerre ?


Un mollah iranien passe devant un graffiti sur le mur de l’ancienne ambassade américaine à Téhéran, en février 2007. Morteza Nikoubazl/Reuters

Plusieurs développements ont fait considérablement monter la tension autour de la question iranienne ces derniers jours. Du côté américain, l’administration a inscrit le corps des gardiens de la révolution islamique (8 avril) sur la liste des organisations terroristes, puis annoncé la fin des exemptions qu’elle avait consenties aux sanctions contre des achats de pétrole à l’Iran (22 avril), enfin ajouté de nouvelles sanctions contre les secteurs iraniens minier et de l’acier (8 mai), et monté en épingle l’envoi de renforts militaires dans la région – le porte-avions Abraham Lincoln, puis l’annonce de l’envoi du navire d’assaut USS Arlington, qui était toutefois déjà prévu avant l’escalade récente – en affirmant qu’il s’agissait d’une réponse à des menaces iraniennes précises.

Côté iranien, le président Hassan Rohani a annoncé le 8 mai, un an après le retrait américain de l’accord nucléaire (JCPOA), que l’Iran allait désormais s’affranchir de deux de ses obligations au titre de l’accord : Téhéran cessera d’exporter son surplus d’uranium enrichi et d’eau lourde, ce qui implique mécaniquement, au bout d’un certain délai, le dépassement du plafond du stock autorisé par le JCPOA à l’Iran dans ces deux domaines. Les Iraniens justifient cette décision par l’incapacité des autres signataires – et notamment l’Europe – à résister aux sanctions américaines, avec pour conséquence que l’Iran remplit sa part du contrat sans recevoir en échange les bénéfices économiques qu’il en attendait. De fait, la situation de l’économie iranienne s’est considérablement dégradée au fil des derniers mois, avec des conséquences sociales évidemment très graves.

Beaucoup d’experts s’attendaient à de telles mesures de Téhéran et avaient même anticipé qu’elles interviendraient plus tôt (par exemple en novembre, au moment de la mise en application du retour des sanctions américaines). La « patience » dont faisaient preuve les dirigeants iraniens pouvait s’expliquer par un double espoir : celui que l’effet des sanctions serait au moins atténué par une combinaison d’exemptions américaines aux sanctions et d’efforts divers de la part des partenaires autres que les États-Unis pour maintenir des relations économiques avec l’Iran ; et celui, tout simplement, que le président Trump ne serait pas réélu l’année prochaine. Les annonces iraniennes du 8 mai indiquent certainement que sur ces deux registres, l’appréciation des Iraniens a changé.


(Lire aussi : Entre Téhéran et Washington, les enjeux d’un conflit asymétrique)


Électrochoc ou retrait graduel ?

Ce qui importe le plus toutefois, dans les déclarations du président Rohani, ce sont moins les mesures adoptées que l’annonce d’un processus pour le moins inquiétant : si dans un délai de deux mois – ce qui est très court – les autres signataires de l’accord n’ont pas été en état de compenser la défection américaine et de satisfaire les besoins économiques de l’Iran, Téhéran cessera de respecter d’autres contraintes encadrant son programme nucléaire. Est évoqué notamment un retour à un degré d’enrichissement de l’uranium qui replacerait de facto l’Iran sur la trajectoire d’un accès à des matières fissiles de qualité militaire (autrement dit : l’acquisition de la bombe). Comment interpréter ces annonces iraniennes ?

Une première lecture consiste à penser que Téhéran entend avant tout relancer une action internationale afin que ses revendications soient plus sérieusement prises en compte. Une haute personnalité iranienne reçue par l’Institut Montaigne début mai 2019 indiquait que les dirigeants iraniens souhaitaient rester dans le JCPOA et qu’ils demeuraient ouverts à la discussion. Il n’y avait pas, selon notre interlocuteur, d’« ultimatum » de la part des Iraniens aux Européens et aux autres signataires, mais un « électrochoc » destiné à « ranimer le grand malade qu’était devenu l’accord nucléaire ». Certains éléments vont dans le sens d’une telle interprétation : l’écart par rapport aux dispositions du JCPOA reste en effet pour l’instant minimal et les annonces iraniennes sont suffisamment floues – à la fois sur les infractions ultérieures à l’accord qui sont envisagées et sur les gestes susceptibles d’apaiser Téhéran – pour ouvrir un espace à une vraie négociation.

En sens inverse, les Iraniens peuvent difficilement imaginer que l’Europe – mais aussi la Chine et la Russie – va dans les quelques semaines qui viennent mettre en place les moyens de braver les volontés américaines. Il y a d’ailleurs une certaine ironie à faire porter la pression sur les Européens plutôt que sur les Russes ou les Chinois : les premiers, avec Instex (le mécanisme de compensation instauré en janvier dernier pour éviter les transactions en dollars, NDLR), ont inventé un instrument certes tardif et fragile, qui pourrait permettre à terme de préserver un minimum de commerce avec l’Iran ; les Russes, relativement indifférents au dossier nucléaire iranien, sont surtout dans une posture rhétorique et les Chinois s’apprêtent manifestement à réduire leurs achats de pétrole iranien pour limiter les risques de confrontation avec les Américains. Pour toutes ces raisons, on est obligé de considérer une seconde lecture des annonces iraniennes : celles-ci enclenchent de facto un processus de retrait graduel de l’Iran du JCPOA, chaque étape nouvelle de décisions à venir contraires à l’accord étant justifiée par l’absence d’efforts supplémentaires venant des autres signataires.

On peut d’ailleurs imaginer que le « plan Rohani » – présenté comme résultant d’une décision unanime du Conseil national de sécurité où sont représentées toutes les tendances du système de pouvoir de la République islamique – constitue une voie moyenne entre les partisans de la stratégie de « patience héroïque » et ceux d’une réponse ferme à la politique de « pression maximum » de l’administration Trump. Il faut dire aussi que les annonces iraniennes comportent, sur d’autres sujets que le nucléaire, des éléments de menace qui s’assimilent à un chantage : possibilité pour l’Iran d’« ouvrir les vannes » à l’émigration afghane vers l’Europe, risques de nouvelles flambées de terrorisme et de déstabilisation dans la région.


(Lire aussi : Face aux USA, l’Iran peut-il encaisser indéfiniment sans réagir ?)


Volonté d’escalade américaine ?

De ce dernier point de vue, une sorte de complicité objective rapproche les « durs » américains des « durs » iraniens : lorsque les porte-parole américains justifient leur gesticulation militaire dans le Golfe (ou un déplacement surprise du secrétaire d’État Pompeo à Bagdad) par des renseignements sur un « ciblage » des positions américaines dans la région par les gardiens de la révolution, cela semble en effet parfaitement crédible.

Il reste cependant que l’administration Trump paraissait au cours des derniers mois, pour des observateurs extérieurs, gagner sur les deux tableaux : elle était parvenue à affaiblir la République islamique par les sanctions, tout en gardant le bénéfice en termes de non-prolifération du maintien de l’Iran dans le JCPOA. En durcissant les sanctions, elle a pris le risque délibéré d’une relance du programme nucléaire de l’Iran et d’une posture plus agressive de Téhéran sur le plan régional. Nous en sommes là aujourd’hui.

Il est très vraisemblable que Donald Trump lui-même ne veut pas la guerre : il vient de répéter publiquement son désaccord sur ce point avec John Bolton, son conseiller national pour la Sécurité. Son administration, stimulée sans doute par Netanyahu, n’en semble pas moins embarquée dans une stratégie destinée à « faire craquer » Téhéran par une escalade de la tension.

Le grand risque est qu’elle trouve en Iran des « opposite numbers » disposés à suivre Washington dans une telle escalade, précisément parce que les faucons iraniens voient dans la guerre, comme au moment du conflit Irak-Iran des années 1980, et contrairement aux rêves de « regime change » de certains à Washington, le meilleur gage de survie du régime islamique. Dans ce contexte, n’importe quel incident dans le détroit d’Ormuz ou en Irak, voire en Syrie, peut dégénérer en une confrontation militaire de grande ampleur entre l’Iran et les États-Unis (ainsi que leurs alliés). L’absence de canal de « déconfliction » entre Washington et Téhéran ne peut qu’aggraver les risques de conflit accidentel, comme on le voit en ce moment avec les incidents relatifs à quatre navires, dont deux tankers saoudiens, dans les eaux des Émirats arabes unis, qui devraient faire l’objet d’interprétations et d’accusations opposées entre les différentes parties.


(Lire aussi : Le Liban à l’abri de l’escalade Iran-USA)


Changement d’approche

Si l’on veut éviter une déflagration de plus en plus vraisemblable, un changement d’approche des principaux acteurs internationaux est nécessaire : jusqu’ici, l’enjeu du dossier iranien ne paraissait pas pour la Russie, la Chine, voire les Européens justifier autre chose qu’un jeu de positionnements diplomatiques, sans prise de risque majeure compte tenu des implications économiques de l’application de l’extraterritorialité des lois américaines. Il est vrai aussi qu’en campant sur une attitude intransigeante s’agissant de leur programme balistique et de leurs positions régionales, les Iraniens n’ont pas facilité jusqu’ici un engagement actif de leurs partenaires.

La dramatisation à laquelle nous assistons actuellement peut-elle au moins avoir l’avantage de faire bouger les lignes? Cela peut être le cas à deux conditions. D’abord, l’appel à la négociation que comportent peut-être les dernières mesures iraniennes – c’est la première lecture de celles-ci évoquée plus haut – n’aura pas de suite sérieuse si la négociation se limite à un dialogue Europe-Iran, la première sommée naturellement de « faire plus » en matière économique. Un début de sortie de crise implique que s’ouvre un espace de coopération Chine-Russie-Europe et sans doute Inde ou autres grands partenaires, en vue d’une négociation à la fois vis-à-vis de Téhéran et de Washington. En termes pratiques, l’idée circule depuis des mois d’une nouvelle mission à Téhéran des trois ministres – allemand, britannique et français – sur le modèle de la visite Fischer-Straw-Villepin en 2003. En réalité, il faut voir maintenant plus grand et tenter une offensive diplomatique européenne vis-à-vis de Moscou et Pékin, aussi bien que Téhéran et Washington.

En second lieu, la solution (si elle existe) se trouve à Washington au niveau de M. Trump lui-même et non de ses collaborateurs. Le président a répété récemment qu’il attendait que « les Iraniens l’appellent ». C’est évidemment, pris au pied de la lettre et dans les circonstances actuelles, impossible. Faut-il totalement exclure pour autant que M. Trump soit insensible à des propositions non publiques lui permettant à terme d’atteindre cet objectif ? Sa présence en juin en Europe pourrait être une occasion d’entamer une nécessaire œuvre de persuasion. Le message à lui adresser devrait être : « C’est en réalité sur le dossier iranien (et non sur la question israélo-palestinienne) que vous pouvez obtenir le “deal” du siècle. »

Ce texte a initialement été publié sur le blog de l’Institut Montaigne.

Par Michel DUCLOS

Conseiller spécial à l’Institut Montaigne (Paris) et ancien ambassadeur de France en Syrie. Va publier « La longue nuit syrienne » (éditions de l’Observatoire, 2019).

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