Le français n’a plus la primauté à l’université au Liban. Une fois leur bac en poche, de plus en plus d’élèves libanais optent pour des universités anglophones, ou même des cursus anglophones au sein d’institutions supérieures francophones. Cet engouement croissant pour l’anglais, confirmé par des experts du monde éducatif et universitaire, reflète-t-il pour autant une fracture entre l’apprentissage du français à l’école et la pratique de la langue de Molière à l’université ?
Les faits sont là, confirmés par des chiffres. Selon le père Salim Daccache, recteur de l’Université Saint-Joseph, « aujourd’hui, 55 % des bacheliers du bac français et des filières scolaires dites francophones rejoignent les universités anglophones du pays ou à l’étranger ». Une réalité qui, estime-t-il, est liée au caractère « trop scolaire des universités francophones », à « l’attirance de la jeunesse pour la langue anglaise » et à « l’importance de cette langue dans le monde professionnel ».
L’attrait qu’exerce l’enseignement anglophone sur les élèves et sur leurs parents commence, en fait, dès l’école et modifie progressivement le paysage scolaire traditionnel libanais. « Alors que 70 % des élèves étaient scolarisés dans le réseau des écoles francophones il y a 20 ans, seulement la moitié des écoliers du pays poursuivent aujourd’hui leur scolarité dans ce réseau », reconnaît Véronique Aulagnon, conseillère de coopération et d’action culturelle à l’ambassade de France et directrice de l’Institut français du Liban.
L’école anglophone en nette progression
En comparant les statistiques annuelles publiées par le Centre de recherche et de développement pédagogiques (CRDP), on ne peut que constater l’important recul de la langue française à l’école, d’une année à l’autre. Durant l’année scolaire 2017-2018, sur 1 069 627 écoliers, 549 633 suivaient l’enseignement francophone et 519 994 l’enseignement anglophone. Un an plus tard, le nombre d’élèves scolarisés grimpe à 1 076 616 (selon des chiffres préliminaires), mais le nombre d’écoliers dans l’enseignement francophone baisse à 543 401, alors que dans l’enseignement anglophone, on compte 533 215 élèves.
Face à cette nouvelle tendance, les universités francophones n’ont d’autre choix que de s’adapter en développant, en sus de l’apprentissage de l’anglais, des cursus complets dans la langue de Shakespeare. Certaines, comme l’Université Saint-Esprit de Kaslik, deviennent carrément anglophones, tout en revendiquant leur multilinguisme. Même l’USJ, forte de 12 650 étudiants et connue pour être l’université francophone par excellence du Liban, « dispense désormais 15 % de ses cours en anglais », explique le père Salim Daccache. « Nous avons aussi créé des filières de licence exclusivement en anglais, dans les facultés de gestion, d’études bancaires, d’hospitalité, d’orthophonie… dont une bonne dizaine de masters, et nous continuerons cette dynamique », promet le recteur. Cette décision, selon lui, « ne mettra pas en danger l’identité francophone de l’institution », qui revendique haut et fort son « trilinguisme », mais aussi son « excellence ». Car il faut bien pallier le désintérêt des étudiants pour certaines filières.
Le problème est encore plus ardu pour les étudiants issus de milieux socio-économiques moins privilégiés, n’ayant pas été scolarisés dans les grandes écoles francophones du pays. « Les cours donnés en français sont désertés, alors que les cours en anglais font salle comble », observe Karim el-Mufti, chercheur et universitaire, enseignant de droit à l’Université Saint-Joseph et l’Université La Sagesse. Pire encore, « la plupart du temps, c’est au bénéfice de l’arabe que se fait le recul du français », note-t-il.
Dans ce contexte, les professeurs doivent « faire preuve de souplesse » et optent pour « la solution de facilité » pour éviter de pénaliser des élèves faibles en langues étrangères. « Nous autorisons les étudiants à présenter certains examens en arabe ou en anglais, lorsqu’ils ont trop de difficulté à s’exprimer en français, précise M. Mufti. Nous constatons alors que la majorité des copies sont rédigées en arabe. Un recours qui est systématique pour les rapports de stage, précédant de loin l’usage de l’anglais. » Et lorsque l’épreuve écrite doit nécessairement être rendue en français, « la copie est truffée de fautes et de mots arabes ». « Souvent même, les étudiants rendent une feuille blanche, espérant se rattraper à l’oral, où ils ont le droit de s’exprimer en arabe », regrette-t-il.
(Dans le même dossier : Promouvoir les études universitaires en France : la politique ambivalente de Paris)
1 700 nouveaux étudiants libanais en France par an
Refusant d’être alarmistes, les représentants de la francophonie au Liban se veulent plutôt pragmatiques, rappelant que la France demeure le premier pays de destination des étudiants libanais, avec près de 1 700 nouveaux étudiants libanais par an (5 000 au total), dont la majorité en cursus master et doctorat.
Le fait que de plus en plus d’élèves issus d’écoles à programme français optent pour un enseignement supérieur anglophone est « le résultat, selon notre analyse, d’un calcul rationnel des parents d’élèves qui veulent le meilleur pour leurs enfants », estime Mme Aulagnon. « Ils les scolarisent à l’école francophone, et privilégient ensuite un autre réseau, l’université anglophone en l’occurrence », ajoute-t-elle. Car l’objectif des familles « est aussi de permettre à leurs enfants de s’expatrier, en leur assurant la carte de visite française et une autre anglo-saxonne », précise la conseillère de coopération, évoquant l’étroitesse du marché local de l’emploi. Si elle reconnaît que « le vivier francophone est plus faible dans des milieux sociaux moins privilégiés », Mme Aulagnon fait remarquer, en revanche, que « les élèves francophones peuvent s’adapter facilement au système anglo-saxon, alors que l’inverse n’est pas vrai ». « Seuls les francophones sont porteurs du plurilinguisme », assure-t-elle, regrettant toutefois l’absence d’une politique libanaise linguistique qui mette le français et l’anglais à égalité dans l’enseignement scolaire.
La francophonie table sur l’Afrique
Si Hervé Sabourin, directeur du bureau Moyen-Orient de l’Agence universitaire pour la francophonie (AUF), reconnaît « l’emprise certaine » de la langue anglaise à l’université, il relativise la gravité de la situation. « Ce n’est pas si grave et ce n’est surtout pas un scandale. Cela fait partie du monde d’aujourd’hui, affirme-t-il. Et au niveau universitaire, la langue devient plus un passage de savoir-faire que de formation de l’individu. » C’est pourquoi il estime « qu’il n’y a pas vraiment de rupture entre l’école et l’université, mais un passage à d’autres enjeux ». Et le directeur d’observer que la francophonie ne peut être résumée à l’usage et la maîtrise de la langue comme moyen de communication. « C’est beaucoup plus que cela », souligne-t-il, invitant à réfléchir sur « ce qu’apporte l’espace francophone au monde entier et en particulier au Moyen-Orient », en termes de « savoir-faire », de « diversité », de « multilinguisme » et de « lieu où l’on défend les valeurs universelles comme les droits de l’homme ». M. Sabourin va encore plus loin. « La langue française ne va pas disparaître », assure-t-il. Bien au contraire, avec l’essor démographique de l’Afrique et la perspective qu’elle devienne une plaque tournante pour l’investissement mondial, la langue de Molière entend bien devenir un facteur de dialogue et de développement économique. « Je suis certain, conclut M. Sabourin, que les évolutions prochaines du monde donneront raison à la ténacité et au travail de la francophonie. »
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commentaires (5)
Le père Daccache est défaitiste - ce n'est pas en abandonnant la langue française qu'on protégera la langue française ! C'est par l'excellence et l'exigence des ses filières que l'USJ va continuer à attirer les étudiants, et non pas en abandonnant ce qui constitue la diversité de son offre. Voit-on la moindre réciprocité de la part de l'AUB ou de LAU, créent-elles des filières françaises ? L'enjeu et de rendre le français attractif par l'excellence de ce qui est fait en français, et non pas en suivant le vent publicitaire du moment.
Jean abou Fayez
00 h 24, le 05 avril 2019