Alors qu’elle paraissait si proche, la formation du gouvernement se trouve de nouveau bloquée à la suite d’un rebondissement de dernière minute, qui semble l’œuvre d’« une main invisible ». Ce terme employé fréquemment par les acteurs politiques depuis la fin de la semaine est un moyen de dénoncer l’arbitraire des négociations pour former le cabinet, sans devoir en nommer le responsable.
Qui du Hezbollah ou du ministre sortant des Affaires étrangères Gebran Bassil est à l’origine de ce nouveau retour à la case départ ? Et peut-on réellement faire le distinguo entre les deux sans artifice?
Dans les faits, les députés sunnites antihaririens, proches du Hezbollah, regroupés tant bien que mal au sein du groupe de la Rencontre consultative, ont finalement décidé samedi dernier de ne pas avaliser la désignation de Jawad Adra. Son nom avait été sélectionné dans une liste d’indépendants avalisée par le bloc pour le représenter, dans le cadre de la médiation du directeur de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim. La désignation de M. Adra devait résoudre le problème de la représentation des sunnites ne gravitant pas dans le giron du courant du Futur, un problème que le Hezbollah avait fait resurgir il y a près de deux mois, au moment où, comme cette fois encore, le cabinet était près de voir le jour.
« Après avoir contacté M. Adra pour qu’il soit notre représentant exclusif au gouvernement, ce dernier a demandé un délai supplémentaire pour réfléchir à cette question », a indiqué le député Jihad el-Samad, membre de ce groupe de six députés, à l’issue d’une longue réunion au domicile du député Abdel Rahim Mrad à Beyrouth samedi dernier, à laquelle s’est joint le député Kassem Hachem, du groupe Amal. Finalement, « Jawad Adra ne se considère pas comme le représentant de la Rencontre consultative et il est donc logique que nous annoncions le retrait de son nom de la liste » à présenter au chef de l’État, a-t-il ajouté.
Substitut à Adra ?
Restent donc sur la liste de ministrables de la Rencontre consultative les noms, Taha Nagi, ex-candidat aux législatives sur la liste parrainée par Fayçal Karamé, Osman Majzoub, également proche du député de Tripoli, et Hassan Mrad, le fils de Abdel Rahim Mrad. Le nom de Ali Hamad, directeur du protocole au Parlement, circule également, mais officieusement parce que non écrit sur la liste, selon nos informations. Il serait pressenti pour remplacer Jawad Adra, soutenu comme lui par le président de la Chambre Nabih Berry. Ce qui pourrait expliquer que les députés de la Rencontre consultative aient laissé la porte ouverte à une solution, en annonçant, dans différentes déclarations à la presse, que les négociations se poursuivent autour du nom de leur représentant éventuel.Pourtant, selon une source proche du dossier, M. Adra aurait pu honorer la représentation des sunnites antihaririens. Il aurait certes exprimé son souhait de se placer au-delà des clivages politiques, mais se serait dit prêt à déclarer son allégeance à la Rencontre consultative une fois promulgué le décret de formation du cabinet, selon cette source.
C’est en revanche Gebran Bassil qui aurait, selon cette source, réclamé que M. Adra soit inclus dans la quote-part du président de la République. Dans les milieux de Baabda, on rapporte d’ailleurs que l’inclusion de ce sunnite indépendant dans l’équipe du chef de l’État était prévu dans l’accord obtenu « entre les différentes parties politiques (dont Nabih Berry) à l’initiative du président de la République ». Ces milieux dénoncent un retournement contre cet accord qui « a surpris toutes les parties ».
(Lire aussi : Gouvernement : pas aussi rapide que prévu, la dernière ligne droite...)
Portefeuilles juteux
C’est, semble-t-il, en prenant cela pour acquis que M. Bassil s’est rendu chez le Premier ministre désigné Saad Hariri pour lui faire part de deux souhaits : d’abord, que la part de onze ministres soit accordée à l’équipe aouniste (soit le tiers de blocage), ensuite, que les portefeuilles soient redistribués, en prenant en compte ses préférences pour les ministères « juteux » : la Culture, l’Environnement et l’Agriculture, qui ont reçu à la conférence de Paris (CEDRE) des engagements d’aides allant de 100 millions à 400 millions de dollars US.
La version que donne cette source indépendante à L’Orient-Le Jour est relayée par des sources du Hezbollah citées par la chaîne MTV qui imputent à Gebran Bassil la responsabilité de ce nouveau retour en arrière dans la formation du gouvernement. Ce serait un moyen pour le parti chiite de décaler le problème en passant de la représentation des sunnites (qu’on lui a reproché d’utiliser comme prétexte au blocage) vers la question de la répartition des portefeuilles, qu’on reproche d’ores et déjà à Gebran Bassil de vouloir s’arracher à des fins lucratives.
Cette version des choses est toutefois démentie par les milieux de Baabda, cités par notre correspondante Hoda Chedid. « Il n’est pas vrai que Gebran Bassil ait réclamé des portefeuilles spécifiques, il a été au contraire requis de lui d’intervenir pour aider Saad Hariri à distribuer les portefeuilles, et c’est ce qu’il a fait », disent ces milieux.
Pourtant, le Premier ministre désigné n’a pas fait l’effort de dissimuler son mécontentement à l’égard du gendre du chef de l’État, en s’excusant à la dernière minute de ne pouvoir prendre part à la cérémonie musicale de Noël célébrée samedi à Baabda. Saad Hariri s’envole d’ailleurs aujourd’hui pour Paris et doit rentrer à Beyrouth le 2 janvier prochain. « Il faut parfois choisir le silence pour que les autres soient à l’écoute », a-t-il tweeté hier.
À Baabda, dans son allocution de circonstance, Michel Aoun a quant à lui jugé nécessaire de « redoubler d’efforts pour sauver notre pays ». Il a évité toutefois le ton alarmiste. « Certes, nous ne pouvons faire abstraction de la situation difficile que traverse le pays, mais la vie m’a appris que tout mal a une fin, tout bien a une fin, cela vaut aussi pour les situations difficiles et les situations faciles », a-t-il déclaré, donnant libre cours aux spéculations des commentateurs sur l’état des rapports entre Michel Aoun et le Premier ministre désigné d’une part, et le Hezbollah de l’autre.
Des ambiguïtés que le Hezbollah a partiellement levées hier, par la voie du cheikh Nabil Kaouk, membre de son conseil politique. Il a exprimé d’abord « le souci du parti de coopérer pour faciliter la formation d’un gouvernement d’union nationale ». Il a ensuite démenti (ce qu’il n’a pas l’habitude de faire) l’existence d’un problème entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre autour du tiers de blocage.
Et il a renvoyé enfin la balle dans le camp du Premier ministre désigné. « Les chances d’une solution sont là et sont aux mains du Premier ministre désigné », a-t-il dit.
Le Hezbollah tente-t-il de faire pression sur Saad Hariri à travers Gebran Bassil, ou ce dernier assume-t-il seul la responsabilité du nouveau blocage ?
Ce qui est sûr, c’est que cette nouvelle impasse annonce déjà des tensions sur plusieurs fronts et exacerbe les craintes d’un vide prolongé dangereux pour la survie politique et économique du pays.
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commentaires (10)
"Portefeuilles juteux". Je pensais avoir tout entendu jusqu'ici mais c'est la meilleure, toute catégorie confondue.
Shou fi
23 h 07, le 25 décembre 2018