De temps en temps, le réseau social professionnel LinkedIn (que je ne consulte que très peu) se rappelle à mon bon souvenir en m’invitant, entre autres, à mettre à jour mon profil un rien ronronnant. Contrairement à la plupart de mes connaissances professionnelles virtuelles qui ne cessent de fanfaronner leur énième PhD décroché dans une Ivy league de la côte-ouest américaine, leurs promotions au rang de partner ou les sommes astronomiques levées pour leurs start-up, j’emploie ce réseau plutôt comme un outil qui me permet de renouer avec de vieilles amitiés ou des contacts qu’on me propose. Pas plus tard qu’hier, en faisant défiler les invitations à connecter qu’on m’avait envoyées, mon regard s’est arrêté sur l’une, venant d’un certain E.N. dont le nom avait suffi à dérouler la bobine du temps jusqu’à me ramener plus de dix ans en arrière.
Podiums
Tout le long de ma scolarité, jusqu’en terminale, étrangement, nous ne nous étions jamais retrouvés dans la même classe. Je croisais son prénom sur les tableaux d’honneur dont il ne délogeait de la première place que dans les sections littérature et philo, là où mon nom, malgré tous ses efforts, se dressait toujours au-dessus du sien. Ce qui le narguait un peu, vous pensez bien. C’est que je ne disposais que de mes mots pour me battre contre lui, au sein de cet établissement où la compétition est de bon aloi. E.N, premier prix de mathématiques, de sciences de la vie et de la Terre, d’arabe, d’anglais, de traduction, même de catéchisme ou d’éducation sportive, il n’en manquait pas une. Je me souviens de son visage, détaché du reste de nous, communs des mortels, par l’épaisse frontière de ses hublots à double foyer. Je me souviens de son dos éternellement arc-bouté dans la bibliothèque où il semblait s’assigner à résidence pendant les récréations, quand nous préférions jouer aux zouaves et nous noircir les genoux dans la cour. Son dos replié comme dans une toile de Georges de La Tour sur des tas de feuilles, obsessionnellement ordonnées, qui sous ses doigts mouchetés d’encre germaient d’indéchiffrables connaissances que lui seul détenait dans la caverne de son crâne énigmatique. Je me souviens surtout de son corps de mutant, débordant de tous ses membres, visiblement à l’étroit dans ces couloirs dont il nous semblait être un ovni surdoué. Son allure toujours en avance, visiblement trop avancée par rapport aux nôtres, pas adaptée à son âge, un gabarit de géant désorienté dans un costume d’écolier, lorsqu’il se hissait sur les podiums où il croulait sous les médailles sportives, trophées et autres récompenses gaufrées d’or.
En pâmoison
Ce n’est donc qu’en classe de terminale, spécialité mathématiques élémentaires comme il se le doit, que j’ai partagé pour la première fois le même banc qu’E.N. Mon dernier souvenir de lui remontait à quelques années auparavant. En cours de dessin, l’institutrice avait lancé un concours qui consistait à repeindre les murs du préau des primaires. Nous avions pour matériel des pots de peinture et des pinceaux dont le tracé devait nous conduire, ou pas, au paradis des artistes en herbe. À l’issue de cet exercice, alors que je constatais la mesure du désastre de mon dessin, du très, très mauvais Basquiat, tous les regards s’étaient braqués sur celui d’E.N. Il avait croqué l’idéal d’une classe, à l’antipode de la nôtre, c’est-à-dire, paisible, domptée, colorée, en extase, et fleurissant autour d’une aimable maîtresse. C’est d’ailleurs au plus près de cette maîtresse qu’il s’était positionné sur son dessin. Cela ressemblait au bonheur et je crois que c’était précisément sa vision de l’école, intacte jusqu’à même l’effroyable année du bac au cours de laquelle il continuait, sans embarras, de s’attirer les faveurs des professeurs qui tombaient, tous et sans exception, en pâmoison au contact de ses copies où rien n’avait à être corrigé.
Quand il montait au tableau, je les voyais qui semblaient redevenir élèves tant il maîtrisait leurs matières presque mieux qu’eux, si j’ose dire. E.N. réussissait même à décrocher un sourire en coin à M. F., professeur et divinité des mathématiques, quand il brandissait son doigt pour résoudre ses indéchiffrables énigmes d’algèbre. Alors que dans mes classeurs en pagaille s’épanchaient mes nostalgies adolescentes et les questions sans réponses que me posaient Hegel, Sartre et Kierkegaard, les siens s’échinaient à trouver les solutions du moindre problème de physique quantique ou de géométrie dans l’espace. Impassible au cœur de cette jungle de poche qui le traitait de ballou3a, il trônait comme un vieux lion sage. Les nuits sans sommeil, les yeux chagrinés de cernes, les boules à l’estomac, les premières cuites, les premières fuites, les antisèches de fortune, les Je copie sur toi, les File-moi la réponse du deuxième exercice, les Prête-moi ton stylo, les révisions de dernière minute en autocar, les révolutions de pacotille, les je n’ai rien compris, les je ne vais pas passer mon bac et autres je ne sais pas, E.N. se refusait tout cela. Il savait tout, pertinemment bien. Il savait surtout qu’il finirait là où il est aujourd’hui : fort d’un énième PhD décroché dans une Ivy League de la côte-ouest américaine, d’une promotion au rang de partner ou de sommes astronomiques levées pour sa start-up. Et moi, des outils de l’âge adulte, qui ne possède toujours que les mots, dérisoires instruments pour raconter l’histoire d’E.N. et éveiller, au passage, mes puériles nostalgies adolescentes…
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LA LIBRE EXPRESSION
11 h 47, le 13 novembre 2018