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Idées - Commentaire

Passer entre les gouttes, le combat des intellectuels turcs

Des manifestants brandissant les photos des journalistes emprisonnés de « Cumhuriyet » devant le tribunal, à Istanbul, en juillet 2017. Ozan Kose / AFP.

Au-delà de la volonté affirmée du gouvernement AKP de durcir son contrôle sur la vie des médias en Turquie, le résultat est décevant : malgré un nombre record de journalistes en prison, des poursuites engagées contre beaucoup d’autres ainsi qu’une nette tendance à la surveillance accrue sur les réseaux sociaux, une grande partie de la population turque (et pas uniquement les laïcs estampillés « de gauche » ) ne se laisse plus mener en bateau.

Car la période de campagne électorale engagée depuis début mai, en vue des scrutins législatifs et présidentiel du 24 juin, a en quelque sorte libéré la parole, et pas uniquement celle des hommes de lettres ! Profitant de cette trêve de la période de campagne, on se lâche… Un grand déballage orchestré par le candidat du parti kémaliste CHP, le très charismatique Muammer İnce ; Meral Akşener, fondatrice de l’ultraconservateur Iyi Parti ; et Temel Karamollaoğlu du parti islamiste Saadet, qui rivalisent de promesses et de critiques féroces adressées aux dirigeants en place.

Sans compter les Kurdes du HDP et leur candidat Selahattin Demirtaş toujours en prison mais autorisé à faire campagne quelques minutes par jour (!), qui se montre par contre plus modéré. Aucun éclat de voix ne s’échappe de la prison d’Edirne, mais une dose assez élevée de drôlerie et d’ironie, sur le mode « Je suis derrière les barreaux, quelle chance finalement ! Et je plains mes collègues candidats qui doivent courir les meetings d’un bout à l’autre du pays ! » Assis derrière une table minuscule installée dans la prison, sirotant calmement son thé, Demirtaş s’adresse à son public les yeux dans les yeux, apaisé, persifleur mais efficace ! C’est surréaliste. La Turquie est un pays surréaliste.

Là où tout le monde s’attendait à un déchaînement de violence d’État ou à des discours feutrés, on est finalement confronté à une campagne assez tonique où les candidats ne se font pas de cadeaux mais qui, au cours des premières semaines, s’en sont tenus aux passes d’armes habituelles. Néanmoins, les coups bas ont commencé et il se pourrait que le candidat du parti prokurde en fasse les frais : il y a quelques jours, face aux demandes de libération venues de tous bords afin qu’il mène sa campagne dignement, Tayyip Erdogan a suggéré de juger très vite ce dirigeant qui « a du sang sur les mains » et de se débarrasser ainsi de ce concurrent gênant… Le candidat CHP, lui, se voit accusé d’être un mauvais patriote et de pratiquer l’insulte envers le chef de l’État (passible de poursuites) : il réplique sans broncher qu’il enverra certains dirigeants du parti AKP en prison s’il est élu !


(Lire aussi : Ibrahim Kaboğlu : Le scrutin du 24 juin est un « combat démocratique »)


Combat culturel
Alors, quelle est la situation des journalistes dans ce maelström ? Alors que leur situation était peu enviable depuis les années 2013-2014, ils se sont vus très affaiblis à la suite de la tentative de putsch de juillet 2016, lorsque deux sujets sont devenus tabous : la complaisance ou la complicité avec le réseau güleniste et le soutien envers les Kurdes. D’autres sujets ont pu être abordés, mais la ligne rouge se situe toujours là : dans les deux cas, l’accusation est la même et semble accompagner l’histoire de la République turque depuis 1923, le soupçon de vouloir « dépecer » le pays, de toucher à son intégrité territoriale, et ce au profit de puissances étrangères.

Bien entendu, personne n’ignore que les grands médias (télévision et presse) ont été depuis plusieurs années soit rachetés, soit placés sous contrôle, que la plupart des journaux d’opposition (Cumhuriyet, Evrensel, Özgür Gündem, etc.) ont fait l’objet de poursuites ou connu des périodes de fermeture tandis que d’innombrables journalistes étaient incarcérés pour des périodes de plusieurs mois, voire quelques années, sans la moindre perspective de procès.

C’est le cas des frères Altan, anciens rédacteurs en chef du quotidien Taraf, – l’un des deux, Ahmet, a été, lui, condamné en février à la prison à perpétuité). C’est aussi le cas de l’écrivaine Aslı Erdoğan incarcérée d’août à décembre 2016 puis réfugiée en Allemagne depuis septembre 2017. C’est encore le cas du cinéaste et journaliste Can Dündar, réfugié à Berlin depuis juin 2016, après avoir été condamné à plus de cinq ans de prison et échappé à une tentative de meurtre le mois précédent… Et en dehors de ces noms emblématiques, se déploie un paysage très sombre, 150 journalistes incarcérés auxquels il faudrait ajouter quelques centaines d’opposants, venus du monde des médias ou de l’université et qui se sont établis en Europe de l’Ouest ou dans les
Balkans. À portée de voix de la Turquie.

Mais il faut rappeler que ce n’est pas l’été 2016 qui aura constitué le point de départ d’une répression de grande ampleur, largement médiatisée à l’étranger : cela fait plusieurs années – et avec un acharnement brutal à la suite des évènements de Gezi Park (sur la Place Taksim à Istanbul) en mai 2013 – que la chape de plomb politique et parfois religieuse s’est abattue sur le pays. Et dans ce « Kulturkampf » qui confirme la mainmise d’une nouvelle classe politique conservatrice appuyée par une partie de l’opinion publique, la frange gagnante qui a profité de l’essor économique et de l’autorité d’un État qui gère les crises de politique extérieure tout comme l’énorme afflux de réfugiés syriens, on voit la Turquie se scinder en deux. Avec, en toile de fond, un pays en guerre (avec certains provinces de l’Est, avec la Syrie du Nord et la frontière irakienne) qui doit poursuivre son avancée (si l’on en croit les ambitions très nettes d’Erdogan) tout en gérant une période d’attentats très intense en 2016-2017.


(Lire aussi : A Diyarbakir, le vote kurde suscite la convoitise)


L’autre Turquie
Dans ce paysage tourmenté, la question que l’on pourrait poser est la suivante : les journalistes traditionnels sont-ils la seule conscience du pays ? La culture contemporaine, l’esprit critique et le goût du pluralisme ont-ils été éradiqués ? Certainement pas : prenant le relais juste après Gezi et s’affranchissant de la presse quotidienne et de la plupart des chaînes de télévision qui rabâchent le discours officiel, sont apparus toute une génération de magazines « new look » où les chroniques acides, les caricatures, les textes d’analyse sociologique ou psychanalytique, comme les textes « underground », ont pu exprimer la montée en puissance d’une société civile consciente de ses valeurs humanistes et modernes. Les féministes, les anarchistes turcs, les mécontents, les exclus d’une réussite économique liée au commerce et au BTP, mais surtout tous ceux qui ont vu leurs libertés rongées par une mise au pas progressive. Des publications telles qu’Express, Ot ou Bavul sont du côté de l’autre Turquie, celle qui pense et s’insurge. Mais surtout de celle qui a la capacité à s’amuser de l’autoritarisme et du paternalisme qui rappellent un très vieil Orient, celui d’un grand-père ottoman qui aurait raté le train de l’histoire.

Même des auteurs conservateurs, des membres de la droite traditionnelle ou de jeunes écrivains musulmans ont commencé à grossir les rangs de la contestation. Et si l’on imagine la masse des sympathisants du pouvoir en place flattée par les rodomontades du président, il faut savoir que des sites internet comme Diken, T 24 ou K 24 proposent un contre-discours assez intéressant. Sans oublier que plusieurs étapes ont confirmé le maintien de l’esprit libre : la parution de Charlie Hebdo en turc ou la polémique née de l’arrestation intempestive du mécène Osman Kavala à l’automne 2017, sans doute le plus scandaleux et le plus violent coup porté à l’intelligentsia de centre-gauche en Turquie, celle qui parlait – entre autres – du cas des Arméniens, du maintien de leur culture, de la mémoire du génocide dans la Turquie actuelle.


(Lire aussi : Elections en Turquie : Erdogan face à une concurrence inattendue)


Tracer un parallèle
Face à ces sursauts de résistance, il est difficile de nier le surgissement d’une culture de masse libérale encouragée par l’État : la manifestation d’ampleur intitulée « Istanbul 2010, capitale européenne de la culture » en fut l’expression même. Nettoyage et camouflage rapides pour donner un air avenant à la ville, insistance sur les grands monuments religieux, le patrimoine ottoman et la démonstration d’une incompréhension de ce que peut être une culture vivante contemporaine. Et les séries télévisées ? L’emblème de la période, le lieu où le nationalisme s’exprime à plein. Le contenu, le ton et les costumes des acteurs le laissent à penser mais les séries historiques visent parfois plus loin : la nouvelle série Ertuğrul : Résurrection (du nom d’un des premiers conquérants de la future dynastie ottomane) évoque les campagnes militaires contre l’ennemi chrétien, croisés et Byzantins, et permet de raviver une des sources de la naissance de la Turquie contemporaine : la résistance à l’ennemi qui ne cherche qu’à s’approprier le territoire national. À n’en pas douter, la production culturelle phare de la période Erdoğan restera certainement l’univers des séries : adaptées au rêve de modernisme musulman que semble porter le parti AKP, mais aussi au discours simultané de grandeur méconnue qui rachète d’un coup les siècles ottomans, elles constituent ce que l’universitaire Semuhi Sinanoğlu a décrit comme une « political technology » capable d’assurer la légitimité du système politique en cours. Entre autres, la thématique des ennemis extérieurs supposés comploter depuis des siècles contre l’intégrité ottomane puis turque.

Mais le plus frappant reste le nombre d’indices visuels ou présents dans le discours politique qui rappellent la volonté de tracer un parallèle, non pas avec l’ensemble de la période ottomane, mais plutôt avec le règne du sultan Abdülhamit II, lors de la dernière période d’un empire déclinant (1876-1908), qui nourrissait trois projets qui font sens en 2018 : moderniser les infrastructures du pays, contrôler ou museler l’opinion turque (y compris dans sa composante diasporique, à l’époque il s’agissait des très nombreux exilés Jeunes-Turcs à Paris, Genève et en Égypte) et bâtir ou rebâtir un grand projet moyen-oriental en se présentant comme le protecteur des croyants. La disparition du califat implique de s’appuyer sur une nouvelle diplomatie à destination du monde arabe et de l’Afrique. Pourtant, d’autres séries (policières par exemple) commencent à subir l’ire du pouvoir : les attaques contre Netflix et autres sites de diffusion sont la preuve que le contrôle social gagne toujours plus de terrain…
Au moins ces élections dévoilent ce dont on se doutait : il n’y a aucun intellectuel dans les rangs de l’AKP où règne l’obéissance au chef. Il n’y a que des technocrates qui, eux, n’expriment aucun doute.


Timour Muhidine est écrivain et dirige la collection « Lettres turques » chez Actes Sud. Dernier ouvrage publié : L’Homme-coquillage de Asli Erdogan (2018).


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Au-delà de la volonté affirmée du gouvernement AKP de durcir son contrôle sur la vie des médias en Turquie, le résultat est décevant : malgré un nombre record de journalistes en prison, des poursuites engagées contre beaucoup d’autres ainsi qu’une nette tendance à la surveillance accrue sur les réseaux sociaux, une grande partie de la population turque (et pas uniquement les...

commentaires (3)

AVEC L,AVENEMENT DE L,APPRENTI MINI SULTAN ERDO... GENOCIDAIRE DES KURDES... LA TURQUIE PLONGE TETE PREMIERE DANS L,OBSCURANTISME FANATIQUE !

MON CLAIR MOT A GEAGEA CENSURE

12 h 58, le 17 juin 2018

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Commentaires (3)

  • AVEC L,AVENEMENT DE L,APPRENTI MINI SULTAN ERDO... GENOCIDAIRE DES KURDES... LA TURQUIE PLONGE TETE PREMIERE DANS L,OBSCURANTISME FANATIQUE !

    MON CLAIR MOT A GEAGEA CENSURE

    12 h 58, le 17 juin 2018

  • Erratum : la société se déshumanise

    Sarkis Serge Tateossian

    11 h 52, le 16 juin 2018

  • Pitoyable Turquie dirigé par un illuminé! Où sont passés les intellectuels de ce pays, intellectuels dont leur marge de manoeuvre était déjà si faible. Certains exilés, d'autres emprisonnés ou privés de parole et de travail... La société de déshumanisé en mode accéléré.

    Sarkis Serge Tateossian

    03 h 07, le 16 juin 2018

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