Le projet Eden Bay à Ramlet el-Baïda. Photo Raja Noujaim
Plus d’un an et demi après l’attribution par le mohafez de Beyrouth, Ziad Chbib, du permis de construire à la société Eden Bay Resort SAL sur la parcelle 3689 Moussaitbé, à Ramlet el-Baïda, le scandale perdure. Le promoteur est en passe d’achever l’hôtel et continue d’empiéter illicitement sur les biens publics en édifiant sur le sable un grand escalier fixe en béton et pierres; en aménageant une route vers la plage pour ses véhicules ; et surtout en haussant graduellement le niveau du sol sableux tout le long de son projet, le polluant par le rajout de terre afin de créer des passages… Tout ceci afin de pouvoir réserver le bénéfice exclusif de la plage à l’ouest de son bâtiment à son profit et celui de ses clients éventuels !
Pour imposer cet état de fait, les partisans du projet, dont le mohafez, ne cessent d’insister sur le fait qu’il s’agit d’une propriété privée et justifient sa légalité en s’appuyant sur une lecture parcellaire de la législation en vigueur. Il convient donc de revenir sur cette dernière afin de souligner que, quelles que soient les interprétations juridiques (mêmes les plus audacieuses), une seule solution s’impose pour renouer avec la légalité : la destruction du projet litigieux.
Une observation tout d’abord : les 4 lots de terrain (3689 à 3692) qui constituent la parcelle objet du litige font partie des « biens publics maritimes de par leur nature avec titre de propriété privée ». Cette catégorie « bâtarde », ou du moins indéfinie, résulte de l’application de la loi n° 144 du 10/06/1925, par laquelle l’État a failli à ses obligations de confirmer officiellement la propriété publique de tous les terrains considérés en tant que tel le long de la côte de Beyrouth. Pour autant, exiger la récupération par l’État d’un bien initialement public semble contreproductif, car non seulement ce dernier a compétence exclusive pour engager cette procédure, mais il serait tenu, aux termes de la loi, à verser d’importants dédommagements pour des biens dont il s’est délaissé gratuitement !
L’opposition au projet devrait donc plutôt se fonder sur les textes en vigueur en matière d’urbanisme, de construction et de protection de l’environnement ; et, surtout, sur la protection constitutionnelle des biens publics maritimes, explicitement relevée par la loi 144/1925 et l’article 30 de la loi n° 14 du 20/08/1990 – et confirmée à plusieurs reprises par la jurisprudence. Protection qui revêt donc un caractère prioritaire par rapport au développement foncier qui, lui, n’est qu’à fin d’intérêt privé.
(Pour mémoire : Accès au littoral : Manifestation et contre-manifestation devant la municipalité de Beyrouth)
Lois ignorées
Or à cet égard, le principe de base légal est l’interdiction de construire sur ce terrain. C’est la conclusion qui s’impose à la lecture des trois décrets (n° 4809, 4810 et 4811) du 24/06/1966 qui définissent notamment les conditions et servitudes applicables à toute demande de construction, entre autres, dans la zone où se situe la parcelle 3689, notamment du fait de son emplacement dans le prolongement de la plage de Ramlet el-Baïda, dont le sol est d’une même nature sableuse. Si ces trois décrets ont été publiés le même jour, c’est bien parce qu’ils constituent un cadre juridique commun, à lire, comprendre et à appliquer dans son ensemble. De même, le décret n° 14817 du 20/06/2005 avec ses annexes officielles (jamais évoqué ni pris en compte par le mohafez) confirme l’interdiction complète de construire sur les terrains de cette parcelle. Une interdiction d’ailleurs précédemment respectée par les anciens propriétaires (la société Eden Rock) en 1975 comme en 2005.
Mais même en supposant qu’il soit permis de construire sur la parcelle 3689, du fait de son titre de propriété privée, il faudrait alors appliquer obligatoirement la réglementation qui traite des constructions sur les biens privés limitrophes aux plages publiques, quels que soient la nature du sol ou le niveau auquel elles se trouvent. Soit le décret 4809/1966 précité, qui requiert pour ce genre de projet touristique une superficie minimale de 7 500 m2. La surface de cette parcelle étant de 5 188 m2, comment le permis de construire a-t-il été accordé dans de telles conditions ? Tout simplement par le fait que le propriétaire, de connivence avec la municipalité de Beyrouth, a utilisé frauduleusement dans sa demande de permis « l’unité foncière » existante entre sa parcelle à une autre parcelle (lot 3687) se trouvant à proximité, mais séparées par une route publique (la rue Ahmad el-Solh). Un rattachement illégal, car contrevenant à l’article 25 de la loi du bâtiment n° 646 de 2004, qui exige entre autres que les parcelles soient totalement limitrophes afin d’avoir le droit de profiter d’une « unité foncière ».
Cependant, même si l’on se hasarde à faire fi de l’exigence d’une surface minimale, on est alors tenu de prendre en compte le recul par rapport à la plage exigé par le décret n° 4809 et confirmé par le n° 4810 précité, qui est de 20 mètres vers l’intérieur de la parcelle. Or le permis émis par la municipalité a ramené illégalement ce recul à 2 mètres, sans même obtenir un décret modificatif spécial de la part du Conseil des ministres ; tandis que la société ayant tout simplement ignoré ce recul dans son exécution des travaux, son projet est actuellement collé à la plage de sable ! À noter, par ailleurs, que le décret 4809 précité impose un recul obligatoire de 10 mètres du côté de la route adjacente ainsi que de toute parcelle limitrophe.
En outre, l’article 2.6.3 du décret 4811 qui concerne la zone en cause indique très clairement une hauteur maximale autorisée de 5,25 mètres par rapport au niveau le plus bas de la rue Ahmad el-Solh. Celle-ci se trouvant à environ 8 mètres au-dessus du niveau de la mer, la hauteur maximale du bâtiment devrait donc atteindre une altitude d’environ 13 mètres et non les 42 mètres atteints scandaleusement par l’édifice ! Par conséquent, en appliquant toutes ces dispositions réglementaires, la surface globale constructible au sol serait seulement d'environ 300 m2 (localisés au milieu du terrain) et les étages déjà construits, comme leur sous-sols, devraient être démolis…
Or le mohafez a abusivement ignoré ces textes et s’est permis de ne se baser que sur une partie d’un seul paragraphe de l’article 2.6.4 du décret 4811, en vue d’avantager au maximum les promoteurs. Paragraphe qui ne porte que sur des parcelles en rapport avec la route de Jnah, laquelle se situe environ 150 mètres plus loin (et 30 mètres plus haut) de la parcelle 3689 ! Il est donc inapplicable, surtout si l'on prend en compte l’existence de la rue Ahmad el-Solh.
(Pour mémoire : Des associations catégoriques : les irrégularités sur l’Eden Bay sont techniquement irréversibles)
Cheval de Troie
Il a pourtant fallu attendre que les propriétaires présentent leur demande de permis d’exploitation du projet pour que le département technique de la municipalité de Beyrouth se réveille. Dans un courrier adressé aux propriétaires en avril dernier, elle a justifié le fait de surseoir à l’octroi du permis, rien qu’en exposant une petite partie des infractions légales et irrégularités vis-à-vis des conditions du permis commises dans l’exécution des travaux (dont l’exploitation illicite d’étages déclarés en tant que sous-sols ou terrasses).
Ce courrier met d’ailleurs aussi en cause les approbations données illégalement par le mohafez, au mépris notamment de la preuve apportée par un rapport de l’armée qui démontrait la falsification du contenu des plans du topographe des propriétaires. Et surtout, l’annulation, depuis novembre 2016, de l’« unité foncière » frauduleusement utilisée (évoquée plus haut), ce qui annule, à leur sens, tout rapport entre la parcelle et la route de Jnah, et rend de ce fait caduc le permis de construire.
Or non seulement les travaux n’ont pas cessé, mais la municipalité continue scandaleusement à ce jour d’effectuer des travaux d’infrastructures publiques au bénéfice de ce projet privé… La couverture politique du ministre de l’Intérieur, la couverture administrative du mohafez de Beyrouth (de connivence avec au moins le président du conseil municipal) et celles d’autres ministres (dont ceux des Transports et de l’Environnement), suggèrent même que les enjeux dépassent le projet en cause dont l’aboutissement pourrait faire office de « cheval de Troie ». Autrement dit, un précédent à même de s’affranchir de l’aménagement urbain adéquat et juste que la réglementation de 1966 a permis d’imposer dans la région de Jnah, de telle sorte que la vue ne soit jamais bloquée et que les bâtiments de bas en haut se suivent en forme de gradin. Soit les derniers obstacles qui se dressent dans cette zone face aux promoteurs cupides et leurs soutiens politiques et administratifs…
Raja Noujaim est activiste et juriste, spécialisé dans les questions relatives au contrôle qualité et le métrage (« quantity surveying »).
NDLR: Cet article a été modifié le 16/06 pour intégrer des précisions communiquées par l'auteur.
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Je suis contre les plaintes et les recours dans un pays où l'opinion publique n'a absolument aucune valeur. On vous balancera de commission à commission jusqu'à l'occupation totale de Ramlet el-Baïda qui deviendra Ramlet el-batone (Béton en arabe). Il faut procéder à la manière corse : Formez un groupe, prenez des pioches, des pelles, de gros marteaux et allez casser, démolir, détruire. C'est la seule solution.
18 h 05, le 18 juin 2018