Lensa (à gauche) en compagnie de sa tante Ganneth, qui a rendu visite à la jeune Éthiopienne et s’est confiée à « L’Orient-Le Jour ».
Dans ses yeux tristes, toute la détresse du monde. Sur son corps meurtri, les stigmates du drame qu’elle a vécu, qu’elle continue de vivre. Dans sa voix, à peine audible, une supplication. Étendue sur un sofa, immobile, la tête relevée sur deux gros coussins, Lensa Lelisa Tufa apparaît si frêle dans ce t-shirt et ce cardigan roses qui flottent sur elle, face à sa tante Ganneth qui lui rend visite et qui se confie à L’Orient-Le Jour. La mâchoire, le palais et les dents cassés, le menton et les lèvres encore tuméfiés l’empêchent d’ouvrir la bouche. Sa couverture cache une hanche droite et deux jambes brisées. Les jambes sont plâtrées. La jambe droite bandée jusqu’au bassin. Seules ses mains s’activent, à mesure qu’elle s’exprime, dans sa langue maternelle, en anglais parfois.
La jeune Éthiopienne de 21 ans dont les photos et l’appel au secours par enregistrement vocal ont tellement inquiété sa famille en Éthiopie, et révolté les internautes au Liban et à l’étranger, récupère tout doucement, en ce jeudi saint. Soit presque deux semaines après « l’accident » qui la clouera au lit pour un bon mois et demi encore, au moins. L’employée de maison et ouvrière couturière a été opérée et soignée à l’hôpital Serhal, avant d’être ramenée manu militari à leur domicile par ses employeurs, une maison de couture à Jdeidé, dont nous mentionnerons les initiales, E.C., et sa propriétaire E.A. épouse K., garante de la jeune femme.
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Tentatives d’étouffer l’affaire
Pour ce faire, il aura fallu le laisser-faire de tous, celui de l’hôpital, de la gendarmerie, du médecin légiste, du bureau de recrutement dont nous avons uniquement le nom et les coordonnées d’une employée éthiopienne, de l’ambassade d’Éthiopie aussi, qui ont lâché la jeune femme aux mains d’employeurs abusifs, et fermé les yeux sur les dangers qu’elle encourt aujourd’hui. Ils se sont contentés de prendre acte de sa déposition, donnée en présence de ses employeurs et visiblement dictée par ces derniers : « J’ai glissé, en étendant du linge » et « Non, je n’ai pas besoin d’aide ». Même le médecin légiste a certifié qu’il n’y avait pas de contusions, alors que les photos montrent une jeune femme sévèrement blessée, couverte d’ecchymoses. Quant à Caritas, dont l’assistante sociale a interrogé la jeune femme en présence de ses employeurs et s’est basée sur le rapport du médecin légiste pour tirer ses conclusions, son rôle demeure flou. D’une part, des sources de la direction, contactées par L’OLJ, se disent « prêtes à héberger et aider Lensa ». D’autre part, elles regrettent « de ne pas avoir les prérogatives nécessaires pour la sortir du domicile de ses employeurs, le dossier étant clos ».
Lensa a pourtant sauté du deuxième étage de son lieu de travail où elle était enfermée, pour fuir une situation qui lui était devenue intolérable, après huit mois de travail forcé, « six mois de salaire non payé », une alimentation insuffisante, une interdiction de communiquer avec sa famille et son entourage, et de la maltraitance surtout. Dans cet enregistrement audio, pris sur son lit d’hôpital par une compatriote, elle racontait tout, comment sa patronne la menaçait d’envoyer ses cendres à sa mère lorsqu’elle la suppliait d’envoyer son salaire à sa famille, comment le fils de son employeuse « la frappait avec un câble en fer ». Comment il lui « tirait les cheveux ». Comment il la « harcelait parce qu’elle ne cousait pas assez vite ». Comment elle a fini par sauter pour sauver sa peau, parce qu’il l’avait menacée « de la rouer de coups jusqu’au sang, à son retour, une heure plus tard ». Comment une compatriote et collègue de travail, également maltraitée, « n’a pas osé se jeter dans le vide pour échapper à son calvaire », en la voyant par terre, inanimée.
La visite de sa tante
C’est dans une chambre du sous-sol d’un immeuble de standing moyen, quelque part à Baabda-Loueïzé, que Ganneth, la tante maternelle de Lensa, a été autorisée par la famille de l’employeuse à se rendre au chevet de sa nièce, comme elle le relate. La pression des réseaux sociaux était trop forte, menée par l’association « This is Lebanon ». La réputation du clan risquait gros. Celle de l’entreprise qu’il dirige aussi. Accueillie « froidement par les proches de la garante », ses deux filles, son fils et son époux, minutieusement « surveillée » alors qu’elle avait demandé à lui parler en tête à tête, c’est dans une ambiance « particulièrement tendue » que Ganneth a réussi à parler à sa nièce. À la faire parler aussi. Mais la jeune victime répétait sans cesse : « Retire de Facebook cet enregistrement audio de mes propos. Je vais bien. On me traite bien. On prend soin de moi. » Elle était sans aucun doute impressionnée par « les allées et venues incessantes d’un jeune homme de la famille particulièrement agressif » qui n’arrêtait de dire en criant : « Nous n’avons pas que ça à faire. Nous avons notre travail. » Elle craignait aussi qu’une de ses compatriotes, présente depuis cinq ans au service de la famille, et qu’elle considère comme une « espionne », ne rapporte ses propos. Sans oublier la pression exercée par l’une des filles de sa patronne qui dénonçait « tout le tintamarre sur les réseaux sociaux » et lui assurait sans arrêt « qu’elle s’occupait d’elle », « qu’elle l’aimait », qu’elle « faisait partie de la famille » et qu’elle était « prête à faire ce qu’elle voudrait ».
Jusqu’au moment où Lensa a fini par dire, « avec maîtrise », en réponse à une question de Ganneth lui demandant « ce qu’elle voulait vraiment » : « Si je peux marcher de nouveau, une fois guérie, je veux changer d’employeur et travailler au Liban. » Réponse à laquelle la fille de son employeuse a rétorqué : « Je suis prête à la renvoyer chez elle, alors. » Ganneth réussira, malgré tout, au terme de cette « éprouvante rencontre », à se faire prendre « en selfie avec Lensa, pour envoyer le cliché à sa mère ».
(Pour mémoire : Les employées de maison dans la rue, contre le système du garant)
Huit mois d’abus
Le drame de Lensa ne date pas d’hier, soutient sa tante. À son arrivée à Beyrouth, il y a huit mois, la jeune femme a été autorisée à rassurer sa mère « une seule fois ». Elle ne lui a « plus jamais reparlé, ni même réussi à lui donner de ses nouvelles ». Ganneth, qui travaille au Liban depuis une bonne douzaine d’années, n’a pas non plus eu l’autorisation de parler à sa nièce, ou de la voir. C’est pourtant par le biais d’une compatriote éthiopienne, employée d’un bureau de recrutement au Liban, qu’elle « l’avait fait venir ». Mais l’espoir d’une vie meilleure s’est transformé en cauchemar. Car la mère de Lensa ne recevait pas son salaire, comme prévu. Elle était surtout inquiète pour sa fille.
« Je n’arrêtais pas d’appeler l’agence pour me plaindre, car je n’avais pas le numéro de sa patronne, raconte la femme. Jusqu’au jour où, au bout de six mois, la responsable du bureau m’a répondu que c’était normal, que les deux premiers mois de travail de l’employée de maison sont versés à l’agence, que les deux mois qui suivent, les employeurs doivent s’assurer que “la fille travaille correctement” et que les employeurs doivent de toute façon retenir deux mois pour le cas où… » Preuve à l’appui, Ganneth actionne pour L’OLJ l’enregistrement de la conversation qu’elle a eue avec la responsable du bureau de placement dont l’employée éthiopienne ne divulguera pas le nom. De guerre lasse, la responsable de l’agence finit par lui donner les coordonnées de l’employeuse de sa nièce. « J’ai tellement supplié la patronne de Lensa qu’elle a fini par transférer en Éthiopie l’équivalent de deux mois de salaire, soit 300 dollars. Mais elle n’a même pas pris la peine de prévenir ma sœur. » Trois cents dollars pour huit mois de travail : c’est tout ce que la patronne de Lensa, chef d’une maison de couture, aura réglé à son employée de maison et couturière. Et nul n’a réussi à l’inquiéter jusque-là.
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La Sûreté générale notifiée
L’acte désespéré de Lensa a changé la donne. Alors qu’elle était sur son lit d’hôpital, une compatriote qui accompagnait un vieux malade, prise de pitié, a contacté sa mère en Éthiopie, laquelle a appelé sa sœur à Beyrouth. C’est ainsi que Ganneth, qui n’avait aucune nouvelle de sa nièce depuis huit mois, s’est précipitée à l’hôpital, samedi dernier. Les photos et enregistrements audio ont aussitôt été envoyés à la famille de la jeune femme, en Éthiopie. C’est là où entre en jeu l’association This is Lebanon, basée au Canada, qui a alerté les réseaux sociaux et la presse, nommant l’entreprise de couture et chaque membre de la famille, photos à l’appui. Ganneth ne réussira pas à voir sa nièce à l’hôpital une seconde fois. Mardi dernier, elle a été interdite d’entrer dans sa chambre. Les patrons de Lensa ne la quittaient plus d’une semelle, se relayant auprès d’elle matin et soir.
Sans aucun doute, Lensa souffre de maltraitance de la part d’employeurs abusifs et inhumains. Si certains faits étaient avérés, on pourrait qualifier ces méthodes d’esclavage moderne et de trafic d’êtres humains. La jeune Éthiopienne est aussi victime d’un système abusif institutionnalisé baptisé le système du garant ou kafala, qui met les employées de maison migrantes à la merci d’un employeur légalement responsable d’elles, permettant ainsi toutes formes de maltraitances. Car le travail domestique n’est pas couvert par le code du travail. Il n’est réglementé par aucune loi. Rien ne protège donc les femmes migrantes qui tombent sur de mauvais employeurs, mis à part quelques bonnes volontés ici ou là, quelques prises de conscience, quelques associations militant pour les droits de l’homme.
Outre le désir évident de certaines parties d’étouffer l’affaire, les autorités tardent à réagir en cette période pascale. Malgré l’émotion suscitée par le drame que vit Lensa, une poignée de personnes seulement ont manifesté hier à Jdeidé, devant l’entreprise de couture d’E.C. Il y a deux jours, L’OLJ notifiait par écrit la Direction générale de la Sûreté générale, faisant part de ses craintes que Lensa et sa collègue ne soient victimes de trafic humain, pour toutes les raisons citées plus haut. En réponse, la SG a promis d’ouvrir une enquête au plus vite, tout en rappelant que nous sommes… en pleine période de fêtes.
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C'est loin d'être un cas isolé malheureusement.. Dans les pays du Golfe il y a constamment de tels abus. On se croirait au Moyen-Age quand l'esclavage était très répandu.
13 h 24, le 02 avril 2018