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Lifestyle - Photo-roman

« Nous sommes inquiets pour cette malheureuse, mais on ne peut rien faire, le type est haut placé »

Parallèle entre l’injustice dans le monde et l’histoire d’une employée philippine dans un domicile libanais, lorsque l’on ne trouve rien de mieux comme réaction que l’indignation...

Photo Ayla Hibri

Tous les mois de janvier, un grand quotidien français propose une récapitulation de l’actualité internationale de l’année écoulée à l’usage de ceux qui l’auraient manquée. Un matin début 2018, ma tasse de café d’une main, mon smartphone de l’autre, j’émerge lentement en m’immergeant à regret dans les eaux saumâtres de l’actualité. Au moment où je commence à m’acclimater au calme suspect des nouvelles, mon regard encore alourdi de sommeil sursaute sur quelques lignes à propos d’un responsable de l’ONU qui se déclare « profondément inquiet » devant l’escalade de la violence que subit le monde.

Tablier bleu, tablier rose...
Croyant rêver, je me frotte les yeux alors que ma colère exécute une triple boucle piquée. Curieusement, ce n’est pas la barbarie qui gangrène notre époque – elle n’étonne plus grand monde – autant que l’emploi de ce « profondément inquiet » qui me déconcerte et déclenche un souvenir que j’avais sciemment gommé de ma mémoire. Dans l’appartement où j’habitais, ma chambre donnait sur une série de petites lucarnes qui sont les seules issues des chambres de bonne de l’immeuble d’en face. Juste en dessous de ma fenêtre, le cagibi du deuxième, auquel la lumière du jour avait même renoncé, était aménagé pour une travailleuse philippine dont je ne connaissais rien, pas même le prénom.
Seulement, en rentrant tard dans la soirée, je la voyais soupirer en se jetant sur son matelas que j’imaginais spartiate, militaire. Sous une ampoule nue accrochée trop haut, qui achevait de rendre glauque les quelques mètres carrés de sa couchette, la jeune fille s’apaisait au creux des pages écornées d’une Bible, pour laquelle une photo d’enfants, les siens, je pense, servait de marque-page. Vers 6h du matin, quand même l’aube peine à pointer dans sa brume glaciale, elle se réveillait avec les muscles flétris. Cependant, elle n’avait d’autre choix que de s’en accommoder et puis alterner entre tablier bleu et tablier rose dans son simulacre d’armoire en tissu. Sans doute l’unique possibilité de préférer qu’on lui octroyait dans cette maison où elle n’existait qu’à travers l’avilissement et les courbettes.

« Elle est folle ! »
C’est ainsi que, portée par ses mollets marbrés de veines et sa détermination de mère, elle écumait des journées interminables, pressées par des « fais ceci », « fais cela ». « Va faire le balcon », et la voilà sous mes yeux qui empoigne un tuyau d’arrosage et une raclette, qui roule ses ourlets élimés et déverse de grands jets savonneux sous ses talons froids et gercés. « Va faire le salon, les salles de bains, la chambre des enfants, la lessive, le linge, le repassage, la poussière. » « Va faire tout cela en même temps, débrouille-toi. » « Va faire un sandwich au petit qui a un petit creux en pleine nuit, va faire les cheveux de la petite avant l’école, et que ça saute, va préparer le narguilé pour Monsieur, va faire un massage à Madame. » Que font, justement, son monsieur et sa madame ? Les orteils en éventail, scotchés devant le téléviseur de leur balcon où l’employée philippine jouait les équilibristes pour en astiquer la baie vitrée, ils attendent simplement que tout cela se fasse, pour juger ensuite de la qualité du service.
Parfois, souvent, lorsqu’il arrivait à Madame d’être mal lunée ou à Monsieur de forcer sur le whisky, c’était la tempête. Si je ne me souviens qu’indistinctement des cris et des coups qui peuplaient le quotidien de cette pauvre fille – c’était devenu un bruit de fond, une habitude –, je ne pourrai oublier en revanche une image d’elle qui m’a poursuivi toute la vie, comme une vision d’enfer : brutalisée à la porte de l’immeuble dont elle semblait essayer de fuir, traitée de tous les noms d’animaux, l’arabe est bien généreux en insultes rocailleuses, puis prise du collet et tirée par les cheveux, tenue par les jambes et enfin obligée de rentrer dans l’appartement. Je me souviens de son employeur, ricanant, qui avait dit : « Elle est folle ! Vous comprenez maintenant mes cheveux blancs », de la pitié gluante des passants, du silence inexcusable de certains voisins, de l’indifférence crasse des autres qui avaient interrompu la scène de leurs « Chut, on veut dormir ».
Dans le quartier secoué par les événements de la veille, le lendemain matin, on s’était indigné : « Nous sommes profondément inquiets pour cette malheureuse, mais on ne peut rien faire, le type est haut placé. » Étrangement, la malheureuse était là, comme tous les matins. On l’avait pointée du doigt alors qu’elle promenait le chien, le front baissé, au cœur de cette même profonde inquiétude qu’exprimait ce responsable de l’ONU. Cette profonde inquiétude où continue(ro)nt à prospérer la cruauté et l’injustice.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Tous les mois de janvier, un grand quotidien français propose une récapitulation de l’actualité internationale de l’année écoulée à l’usage de ceux qui l’auraient manquée. Un matin début 2018, ma tasse de café d’une main, mon smartphone de l’autre, j’émerge lentement en m’immergeant à regret dans les eaux saumâtres de l’actualité. Au moment où je...

commentaires (3)

LA RAISON DU PLUS FORT PREVAUT MEME SI ELLE N,EST PAS LA MEILLEURE ! LES ECONOMIQUEMENT FORTS OU AYANT DES WASTAS SONT TOUJOUS INNOCENTES MEME S,ILS SONT COUPABLES ! LES FAIBLES ET LES INNOCENTS N,AYANT PAS LES MOYENS POUR LEUR DEFENSE SONT TOUJOURS CONDAMNES !

LA LIBRE EXPRESSION

21 h 21, le 26 février 2018

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Commentaires (3)

  • LA RAISON DU PLUS FORT PREVAUT MEME SI ELLE N,EST PAS LA MEILLEURE ! LES ECONOMIQUEMENT FORTS OU AYANT DES WASTAS SONT TOUJOUS INNOCENTES MEME S,ILS SONT COUPABLES ! LES FAIBLES ET LES INNOCENTS N,AYANT PAS LES MOYENS POUR LEUR DEFENSE SONT TOUJOURS CONDAMNES !

    LA LIBRE EXPRESSION

    21 h 21, le 26 février 2018

  • En Europe on parle des maltraitances des employés au Liban ce n'est pas une bonne publicité pour le pays

    Eleni Caridopoulou

    20 h 33, le 26 février 2018

  • Il n'y a pas des mauvais patrons d'un côté et des bons serviteurs de l'autre. C'est pas aussi tranché que ça. Ce sont des rapports humains qui parfois ne sont pas compris par l'employeur et parfois par l'employé(e) . Sans me faire l'avocat ni le procureur général de personne , n'a t'on jamais entendu parler d'assassinat des patrons par leurs employé(e)s, de facon crapuleuse ? C'est un fait aussi , on peut pas nier que parmi les libanais , payer 100 ou 200 usd à un(e) employé(e) c'est considèré comme un achat de l'être humain lui même.

    FRIK-A-FRAK

    16 h 17, le 26 février 2018

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