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Économie - Monnaie

Billets froissés, déchirés ou tachés : ces dollars dont personne ne veut au Liban

Magasins, bureaux de change, stations-service... tous les moyens sont bons pour tenter de se débarrasser de ces billets pourtant légaux.

Billets froissés, déchirés ou tachés : ces dollars dont personne ne veut au Liban

Illustration réalisée par Jaimee Lee Haddad

« Maak ghayra ? », qui se traduit en arabe par : « En avez-vous un autre ? »  Telle est la question que se pose toute personne vivant actuellement au Liban lorsqu’elle tente de payer ou d’échanger des dollars américains fripés, déchirés, délavés ou tachés. Car, bien qu’elles aient cours légal, ces espèces sont refusées par la plupart des commerces et des bureaux de change qui leur préfèrent les billets flambants neufs, beaucoup plus faciles à écouler.

Depuis 2013, les États-Unis ont introduit un nouveau billet de 100 dollars, officieusement appelé au Liban « dollar bleu » et qui circule depuis sur le marché local. Ces dollars se caractérisent par une bande 3D bleue tissée au centre du billet. Ce ruban est absent des anciens billets de 100 dollars, aussi appelés « dollars blancs ».

L’économie libanaise a toujours été très dollarisée. Avec la montée en puissance de l’économie du cash dans le pays depuis le début de la crise en 2019, de plus en plus d’entreprises – notamment des commerçants et des agents de change – et de particuliers ont commencé à refuser les billets blancs en prétextant qu’ils n’avaient plus cours.

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Cette situation, très médiatisée à l’époque, a poussé l’ambassade des États-Unis au Liban à remettre les pendules à l’heure en rappelant fin 2021 que « tous les modèles de billets de la Réserve fédérale depuis 1914 ont cours légal et sont légalement valables pour les paiements quelle que soit leur date d’émission ». La Banque du Liban était également montée au créneau pour souligner que ni elle, ni les banques libanaises, ni les agents de change n’étaient autorisés à décider quelles séries de billets étaient valides ou pas.

Trois ans plus tard, ces rappels ne pèsent plus bien lourd, tandis que les agents de change, les banques, les commerces et les particuliers se renvoient la balle. Une situation qui empoisonne désormais la vie de nombreux usagers.

Les agents de change attaquent

Du point de vue des changeurs, la faute est bien celle des banques. Contacté par L’Orient-Le Jour, le président du syndicat des agents de change du Liban-Nord Majd Masri a déclaré que les établissements bancaires du pays étaient les principales responsables du rejet des billets en mauvais état et des vieilles coupures de 100 dollars sur le marché. « Si l’état d’un billet est légèrement mauvais, la banque ne l’accepte pas », a-t-il dit.

Majd Masri suppose que ce tri sélectif qu’il accuse les banques de pratiquer avait commencé à se manifester dès les premières années de la crise (entre 2019 et 2021), une période pendant laquelle le secteur a été confronté à un assèchement des liquidités en dollars. « Les banques préféraient ne pas prendre le risque de se retrouver avec des billets que leurs créanciers leur refuseraient », affirme l’agent de change. Il se souvient également que certaines banques n’acceptaient pas ces dollars avant même que la crise n’éclate. Si la pénurie de liquidité s’est atténuée depuis, notamment avec l’abandon progressif des paiements en dollars bancaires qui a donné un coup d’accélérateur supplémentaire à l’économie du cash, l’agent de change ne s’explique pas pourquoi les banques continuent d’être aussi rigides concernant la qualité des billets verts qui circulent.

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Majd Masri estime en outre que l’attitude des banques a créé un cycle de rejet du billet. Si la banque le rejette, l’agent de change en fera de même avec ses clients, lesquels commenceront à leur tour à refuser les billets qui ne sont pas en excellent état. Il assure que les agents de change assoupliront leurs critères d’évaluation des billets recevables et non recevables si les banques mettent de l’eau dans leur vin.

Un employé de la direction d’une supérette de l’enseigne Bonjour à Hazmiyé (installée dans une station-service TotalEnergies) a confié à L’OLJ que l’établissement refusait les billets de banque en mauvais état. « La banque renvoie ces billets et nous nous trouvons dans l’impossibilité de les échanger », a-t-il expliqué.

Le syndicat des propriétaires de supermarché confirme l’existence de ce cycle. Selon son président Nabil Fahed, deux raisons principales peuvent expliquer la décision des supermarchés de refuser les billets. D’une part, les fournisseurs n’accepteraient pas les billets en mauvais état des supermarchés et, d’autre part, les bureaux de change demanderaient aux supermarchés un « montant élevé » pour accepter et échanger les billets abîmés. « Ce problème est présent partout sur le marché car il s’agit d’un cycle », conclut-il.

Les banques se défendent

Les explications données par le syndicat des agents de change du Liban-Nord sont rejetées en bloc par les banques. C’est notamment le cas du directeur du département de recherche de la Byblos Bank Nassib Ghobril, qui ironise en suggérant qu’il y a une tendance au Liban à « blâmer les banques pour n’importe quoi ». De fait, les établissements bancaires sont dans la tourmente depuis le début de la crise, tandis que nombre d’entre elles ont été attaquées en justice ou par voie de fait par des déposants tentant de récupérer leurs fonds. Or cette disgrâce les écarte justement de l’essentiel des transactions qui s’opèrent dans le pays et qui se font en espèces.

La Banque mondiale a estimé que l’économie en espèces au Liban s’élevait à 10 milliards de dollars en 2023, soit environ la moitié du PIB du pays. Fin 2022, le pays avait déjà perdu un quart de ses distributeurs automatiques de billets et plus d’un cinquième de ses cartes bancaires en circulation, en attendant les chiffres pour l’ensemble de l’année 2023, selon la BDL.

« Les commerçants ne traitent pas avec les banques ; les transactions se font de commerçant à commerçant, de boutique à boutique, d’homme d’affaires à homme d’affaires. Qu’est-ce que cela a à voir avec les banques ? » s’est interrogé Nassib Ghobril. « Ils ne déposent même pas leur argent dans les banques pour que celles-ci acceptent ou refusent ces billets de dollars ; ces accusations sont ridicules, il est dans leur intérêt de les proférer », a-t-il ajouté sans plus de détails. Interrogé sur le fait de savoir si les banques acceptent actuellement les anciens billets de 100 dollars ou les billets « blancs », M. Ghobril a néanmoins répondu qu’il n’en était pas sûr.

Une source bancaire souhaitant rester anonyme précise que les établissements de crédit ont moins de mal que les agents de change ou les commerçants à accepter les anciens billets ou ceux qui ont de petits défauts dans la mesure où elles effectuent régulièrement des transferts de fonds vers l’étranger, ce qui leur donne l’occasion de remplacer les billets à problèmes, bien que cela représente aussi un coût pour elles aussi. Elle ajoute qu’il n’est pas rare que les distributeurs automatiques des banques fournissent des billets « blancs » ou des bleus comportant des défauts, ce qui veut dire que la banque en possède et les fait circuler. La source bancaire précise enfin que certains distributeurs ou machines à compter les billets peuvent avoir du mal à reconnaître certains d’entre eux s’ils sont très abîmés, obligeant ceux qui les manipulent à les authentifier manuellement.

Majd Masri précise de son côté que les gens ne traitaient effectivement plus avec les banques lorsque la crise était à son paroxysme, mais note que de plus en plus de personnes « placent à nouveau de l’argent dans les banques et effectuent leurs transferts par l’intermédiaire des banques ».

Commission sur les billets endommagés

Lorsque les banques refusent d’accepter les billets abîmés, la seule possibilité pour les bureaux de change est de les envoyer à l’étranger par l’intermédiaire de sociétés de transport de fonds ou d’une personne voyageant à l’étranger.

Certains agents acceptent les billets abîmés si le client paie un ou deux dollars de plus par billet (en faisant parfois un geste pour leurs habitués), peu importe leur dénomination. L’expédition engendre un coût facturé par ces sociétés à travers un certain montant par billet, selon les explications de M. Masri. La commission est supposée couvrir le coût de l’expédition. Certains bureaux de change préfèrent s’éviter cette peine et refusent tous les billets qu’ils jugent non conformes. D’autres font appel à des particuliers de leur entourage ou avec qui ils font affaire, et qui ont prévu des voyages à l’étranger.

L’Orient-Le Jour s’est rendu dans un bureau de change de Furn el-Chebbak et a demandé à son gérant, qui a requis l’anonymat, s’il acceptait les dollars abîmés. Exhibant une pile de billets de mauvaise qualité qui avaient été séparés des bons, il a répondu qu’il acceptait tous les billets à moins qu’ils ne semblent faux. Il a cependant admis qu’il facturait un ou deux dollars par billet de plus au client si celui-ci était en mauvais état, pour les mêmes raisons que celles évoquées par M. Masri.

La Banque du Liban, l’Association des banques du Liban et la société locale de transport de fonds Mecattaf n’ont pas répondu à nos sollicitations.

« Maak ghayra ? », qui se traduit en arabe par : « En avez-vous un autre ? »  Telle est la question que se pose toute personne vivant actuellement au Liban lorsqu’elle tente de payer ou d’échanger des dollars américains fripés, déchirés, délavés ou tachés. Car, bien qu’elles aient cours légal, ces espèces sont refusées par la plupart des commerces et des bureaux de...
commentaires (4)

Chou echbak ya Michel, c'est pour que les dollars restent au Liban et ne puissent être utilisés ailleurs ! Limpide?

Ca va mieux en le disant

19 h 54, le 09 mai 2024

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Commentaires (4)

  • Chou echbak ya Michel, c'est pour que les dollars restent au Liban et ne puissent être utilisés ailleurs ! Limpide?

    Ca va mieux en le disant

    19 h 54, le 09 mai 2024

  • Mais c'est les banques elles-memes qui rendent les billets inutilisables en les surchargeant de tampons et signatures diverses. Utiliser les billets en dollars passes par les banques libanaises devient impossible a l'etranger.

    Michel Trad

    11 h 32, le 08 mai 2024

  • Mais c'est les banques elle-memes qui "salissent" les billets en les surchargant de tampons et de signatures au stylo. Resultat : les billet en dollars passes par les banques Libanaises

    Michel Trad

    11 h 29, le 08 mai 2024

  • Dommage.... Cet article aurait dû commencer là oú il s'arrête. Si des changeurs acceptent des billets froissés ou déchirés, c'est qu'il n'y a aucune raison de les refuser au départ. L'excuse de ce changeur pour prélever une "taxe" sur les billets est bidon. Ce n'est pas lui qui réexporte ces billets aux USA ni paye le coût du transport. Donc il fait du business illégal. Réexporter les billets anciens, usagés ou endommagés aux USA est prévu lors de leur émission. Le billet est remplacé par un billet identique sans coût supplémentaire.

    Nadim Mallat

    11 h 24, le 08 mai 2024

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